Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par un sûr instinct, a retrouvé dans les rues du Caire, de Tunis ou de Constantine, non seulement les types humains contemporains d’Hamilcar, mais les usages, les vêtements, le mobilier, les bijoux de ce temps-là et jusqu’aux parfums dont se servait Salammbô. Personne n’aura proclamé de façon plus éclatante à la fois la continuité et, si je puis dire, l’instantanéité de l’histoire.

En dépit de cette contradiction interne, son œuvre était si riche de vie et d’avenir, qu’elle a en quelque sorte ouvert la voie aux écrivains qui sont venus après lui. La descendance de Salammbô, déjà si brillante, n’est pas près de finir. L’étincelle animatrice de Flaubert s’est propagée, à travers la Thaïs d’Anatole France, l’Aphrodite de Pierre Louys, la Ville inconnue de Paul Adam, sans parler des livres d’un Jean Lombard ou d’un Robert Randau, jusqu’à l’Atlantide d’un Pierre Benoit. Tous n’ont fait que suivre les principes nouveaux posés par le maître : appliquer à l’antiquité les procédés du roman moderne, — considérer l’antiquité comme une réalité contemporaine et toujours vivante.

Moi-même, dès que je mis le pied en Afrique, je fus frappé de cette vérité : c’est que l’Afrique du passé vit toujours, ce qui se comprend assez et ce qui devait infailliblement arriver en un milieu où, dominées par un idéal religieux immobile, les mœurs ont très peu évolué depuis des millénaires. Cette constatation, je la lus tout de suite à travers les pages de Salammbô. Et ainsi cette œuvre immortelle devint mon livre de chevet. Flaubert me donna la clé du monde inconnu et plein de mystère qui s’ouvrait devant moi. Je compris que Tanit n’est pas seulement la déesse de Carthage, mais, qu’elle symbolise le mystère même de toutes les Afriques inconnues. L’attrait du Sud, cette fascination faite de curiosité intelligente, de chimère et de soif de la volupté, c’est le voile de la Déesse, le zaïmph bleuâtre et constellé, brodé de figures étranges et chargé de caractères indéchiffrables, le tissu d’illusion que l’on ne saurait voir sans en mourir. Comme les explorateurs d’aujourd’hui, perdus aux pays des mirages, Salammbô paie de sa vie le désir sacrilège de toucher au Voile insaisissable et sacré…

J’ose dire que j’étais le seul, en ce temps-là, et que je suis encore à peu près le seul à concevoir ainsi l’Afrique. Pour arriver à cette conception, il m’a fallu percer un mur épais de