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C’est que Rabelais ne s’était d’abord proposé que d’écrire pour le peuple : les histoires de géants, surtout le tableau de leur appétit prodigieux, étaient traditionnelles, et maître François avait eu grand soin de prendre comme enseignes et personnages principaux des héros si goûtés. On s’est longtemps demandé, en effet, si Gargantua était entré dans le folk-lore avant ou après Rabelais ; il n’est plus possible de douter aujourd’hui que le type du géant ne soit antérieur au roman. Pantagruel également était un personnage légendaire. Or les deux premiers livres du roman eurent un succès inouï : aussi, lorsqu’il écrivit son Tiers Livre, onze ans plus tard, l’auteur à succès qu’était devenu Rabelais s’enhardit à viser un public plus raffiné et plus digne de lui. C’est pour cette raison, sans doute, qu’il débarrassa son œuvre d’une partie de ces traits populaires ; le fond même en devint plus grave. Le pantagruélisme, qui d’abord consistait tout uniment à boire à gré et lire les gestes horrifiques de Pantagruel[1], devint une sorte de règle morale : l’art de ne jamais en mauvaise part prendre chose quelconque[2], ou bien certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites[3]. Les citations érudites prirent à leur tour une place beaucoup plus grande. Et non seulement les traits relatifs à la taille gigantesque des héros se firent rares, mais souvent les autres plaisanteries plus savantes.

On a remarqué, par exemple, que maître François, qui affectionne fort aux deux premiers livres le comique qui nait d’une précision oiseuse dans les chiffres (Gargantua noie 260 418 Parisiens exactement ; sa chaîne d’or pèse 25 063 marcs ; Pantagruel affiche en Sorbonne 9 764 thèses. Il y a 600 014 chiens qui poursuivent la dame parisienne, etc.), préfère, à partir du Tiers Livre, le comique qui nait de l’accumulation inutile des références. Nous n’avons pas à montrer ici l’évolution du roman. Il nous suffit de faire sentir clairement qu’il n’est pas impossible d’écarter les traits légendaires dont l’auteur l’a chargé çà et là, en quelque sorte artificiellement, et qui nous en voilent légèrement le réalisme.

Voici un hobereau, aimant à boire net autant qu’homme au monde : c’est Grandgousier et c’est apparemment le père de

  1. I, ch. i.
  2. III, Prol.
  3. IV, Prol.