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cachés dans sa salade. Ceux-ci, heureusement, parviennent à éviter le gouffre de sa gorge et restent dans sa bouche jusqu’à ce que l’un d’eux lui ayant féru douloureusement une dent creuse, le géant se soit fait apporter son cure-dent ; alors, sortant vers le noyer grollier, il vous déniche messieurs les pèlerins qui se sauvent à travers la plante, à beau trot. Attention à ce noyer et à ce plant de vigne (qui se place au-delà de l’arbre, puisque les pèlerins le traversent en s’enfuyant :) nous allons les retrouver au livre III, chapitre xxxii, où Rabelais nous apprend que « le bon vin blanc du cru de La Devinière » se récolte « en la plante du grand cormier au-dessus du noyer grollier. » Voilà notre noyer, voilà le plant de vigne qu’ont traversé les pèlerins ; tous deux sont proches de la maison de Grandgousier, et proches de La Devinière.

Autre chose. Au début du récit, nous voyons les invités de Grandgousier réunis à la Saulsaye. D’où sont-ils venus ? Rabelais nous le dit : de Cinais, de Seuilly, de La Roche-Clermault, de Vaugaudry, du Coudray Montpensier et du Gué de Vède[1], localités qui forment pour ainsi dire un cercle autour de La Devinière ; on peut s’en assurer sur la carte. Quant à cette « Saulsaye » voisine de la maison du géant, nous la connaissons ; elle n’a même pas changé de nom : c’est aujourd’hui un assez beau pré communal, au bord du Négron, que le cadastre appelle encore la « Saullaye, » et qui s’étend au pied même de La Devinière. Grandgousier n’avait qu’un pas à faire pour s’y rendre, en effet.

La conclusion de tout cela, c’est que maître François a bien placé le château de Gargantua à La Devinière. Étant donc certains, comme nous sommes, qu’il lui a assigné les biens de la famille Rabelais, ne pouvons-nous pas croire, — et sans même attendre la preuve, qui sera donnée plus tard, que l’ennemi de Grandgousier, Picrochole, s’identifie à l’ennemi d’Antoine Rabelais, Gaucher de Sainte-Marthe, — que la famille Grandgousier correspond à la famille Rabelais ?

Ah ! certes, ne poussons pas trop loin ces identifications-là. Les conteurs et les romanciers les plus réalistes ne se sont jamais obligés à copier exactement un personnage donné ; s’ils lui empruntent les traits principaux de leur héros, ils complètent le plus souvent ceux-ci par d’autres traits observés ou

  1. I, ch. iv.