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AU PAYS DE RABELAIS

I


i. — le réalisme de rabelais

Le XVIe siècle a vu en Rabelais un bon humaniste ou un médecin de mérite : c’était tout de même en ce temps, ou peu s’en faut, parce qu’on imaginait que la science médicale, comme le droit, était tout entière dans les textes anciens et qu’il ne s’agissait que de l’y savoir retrouver en écartant les gloses, interpolations et commentaires, dont le moyen âge l’avait obscurcie. Le XVIIe et le XVIIIe siècle ont goûté maître François comme un excellent bouffon, et les « philosophes, » de plus, comme anticlérical. Ce sont les romantiques qui ont fait de lui un demi-dieu. Chateaubriand déclare qu’il a « créé les lettres françaises, » et le place au nombre des cinq ou six « génies mères » qui « semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. » Victor Hugo le nomme « l’Eschyle de la mangeaille, » un « Homère bouffon, » et assure que son « rire énorme » est un des « gouffres de l’esprit. » Pour Balzac, « il résume Pythagore, Hippocrate, Aristophane et Dante. » Michelet appelle son livre « le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage… »

C’est beaucoup. À vrai dire, Pantagruel et Gargantua ne sont point des apocalypses, et la philosophie qui s’en dégage, si elle est saine et puissante, n’est peut-être pas bien profonde. Entendons-nous : personne ne niera que Rabelais n’ait été fort intelligent ; mais, en bon humaniste, il était artiste plus que penseur. Ses facultés d’assimilation étaient incomparables ; on