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personnages, Julien Fresnay, le frère robuste et probe de la faible Leone, s’exprime ainsi : « Nous sommes des bourgeoises, Leone, c’est-à-dire la classe d’hommes qui porte sur ses épaules tout le poids de l’humanité. Depuis la guerre, on dit tous les jours aux paysans qu’ils sont nos sauveurs et nos maîtres. Ce n’est pas joli de flatter ainsi ces pauvres gens. Ils se sont bien battus sous nos ordres et leur âpre travail féconde la terre française. Mais ce sont des serviteurs. Les maîtres, c’est toi, c’est moi, ce sont nos pareils, tous les bourgeois. A une condition. Soyons dignes de notre tâche. Ayons la force de la remplir… Toutes les autres classes sont fortes. Les ouvriers ont leur nombre. Les grands financiers… ont leur argent. Les ruraux disposent du sol dont ils sont devenus peu à peu propriétaires. Et nous ?… » — Notre puissance à nous, reprend l’écrivain, est dans notre sagesse… Un bourgeois c’est un homme raisonnable. A l’heure présente, pris entre les convoitises du bas peuple et la voracité des grands écumeurs, le monde court au brigandage. Nous seuls, formés par de solides traditions et nourris de savoir et d’expérience, nous, les bourgeois honnêtes, nous portons dans nos têtes solides le salut d’une civilisation… Mais nous n’imposerons notre loi qu’à force de vigueur intellectuelle et de rectitude morale. »

Cette vigueur, cette rectitude, résisteront-elles à l’épreuve d’aujourd’hui ? Frappée dans les fibres les plus intimes de sa tradition et de sa sensibilité, atteinte dans toutes ses habitudes de vie et ses amours-propres, traquée jusque dans la paix désormais incertaine de ses foyers, la bourgeoisie ne va-t-elle pas s’étioler, se disperser, se dissoudre ? Ne va-t-elle pas s’aigrir, abjurer ses anciennes vertus, céder à la tentation de fournir elle-même des mauvais bergers au lieu de leur tenir tête, tourner sa critique contre une société qui, dédaignant ses services, lui rendant impossible de continuer à les assumer, semble se trahir elle-même ? Ainsi se précise pour notre pays la menace d’une des aventures les plus périlleuses où il puisse sombrer.


Nous pensons qu’elle lui sera épargnée.

J’énumère brièvement les raisons principales qui doivent assurer notre confiance.

La première, l’essentielle, c’est que la crise économique qui a créé, puis exaspéré le risque, semble avoir franchi le