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détournèrent de leur besogne traditionnelle une grande partie du personnel domestique. Gardons-nous de traiter à la légère un phénomène dont la conséquence est de transformer profondément la vie familiale elle-même.

Au milieu de tant de difficultés, comment le bourgeois ne se sentirait-il pas profondément ébranlé, humilié, déconcerté ? Hier, il était une manière de privilégié, faisait partie d’une modeste aristocratie sociale. Aujourd’hui, il n’arrive plus à vivre. On nous contait, l’autre hiver, la navrante histoire du commis-greffier du tribunal d’Orléans, un vieillard qui, depuis trente et un ans, était le serviteur irréprochable de la justice. Ce malheureux fonctionnaire dut avouer avoir détourné 1 200 francs sur une somme de 5 500 saisie sur un des bandits des Aubrais. Après un tiers de siècle de loyaux services, il touchait 175 francs par mois, soit un peu plus de cinq francs par jour. Encore venait-il de bénéficier d’une augmentation. L’année précédente, il ne touchait que 125 francs par mois. « C’est avec ce monceau d’or, constate un journaliste, qu’il devait se nourrir, et nourrir sa femme et sa fille (malades toutes deux), se loger, se vêtir, se chauffer et sans doute payer des impôts. »

Ce navrant fait divers est entre cent l’anecdote qui illustre et qui souligne une situation générale immorale et inadmissible. Un homme ne peut pas vivre, porter jaquette et soutenir une famille avec 125 francs ou même 175. Un professeur aux Hautes Etudes ne peut pas continuer à gagner 6 000 francs par an quand un souffleur de bouteilles reçoit quarante francs par jour. La conséquence de ce bouleversement des valeurs ne tarde pas à se faire sentir. Quel que soit son idéalisme, son traditionnalisme, ou, si vous voulez, son snobisme de classe, le bourgeois est contraint de s’adapter aux circonstances nouvelles. Sous peine de succomber, il lui faut déserter des professions où l’on ne gagne plus de quoi vivre, pour se tourner vers celles qui lui permettent de subsister. Or, ces professions qu’il déserte, celles qui ne nourrissent plus leur homme, ce sont avant tout celles qui nécessitent de longues et coûteuses études, celles où il est irremplaçable : ce sont les professions libérales, c’est le service de l’Etat.