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de mes principes, elle justifia si bien la confiance absolue, et sous ce rapport exclusive, que j’avais en elle. Mais il n’y a que moi qui puisse connaître tout le bonheur que, pendant trente-quatre ans de la plus douce union, j’ai constamment dû à ce trésor de tendresse, de bonté, de générosité, de toutes les qualités élevées et aimables. Peut-être aussi personne n’a pu autant que moi savoir de la compagne de sa vie dans ses derniers moments, combien il était aimé, puisqu’il a fallu joindre à son caractère angélique, à son adorable affection, ce délire extraordinaire qui, s’étant emparé de ses pensées, n’a jamais pu dominer aucune de celles qui tenaient à son sentiment pour moi. « Je suis toute à vous » ont été ses derniers mots ; son dernier soupir m’a été adressé ; elle n’existait plus, que sa main serrait encore la mienne, et nous avons la consolation de penser que ses idées ne se sont éclaircies, à mesure qu’elle se sentait finir, que pour jouir mieux encore, et même avec délices, de notre tendresse, sans autre trouble que le regret de nous quitter, adouci par l’espérance de nous revoir, car en même temps que sa dévotion aux idées libérales fut toujours dégagée d’intolérance politique, ses opinions religieuses ne l’ont jamais, empêchée de croire à la vertu de ceux qui ne les partageaient pas ; et à la hauteur où cette âme si pure était placée, elle était bien plus disposée à l’indulgence qu’à l’inquiétude. Je retourne avec vous, chère madame, vers les cruels moments où cependant elle vivait encore parce que depuis le complément de mon malheur, je n’éprouve rien qui ne doive attrister votre amitié, non que je ne sois bien satisfait de mes excellents enfants, de la sympathie de mes amis, des regrets de tout ce qui l’a connue et de ce qui m’entoure ici, mais je me sens frappé sans remède, et moi qui jusqu’à présent m’étais trouvé intérieurement plus fort que mes circonstances, je reconnais l’impossibilité de soulever le poids de cette douleur. Vous y compatirez en amie sensible et qui ne savez que trop combien le cœur est déchiré et flétri par une immense et irréparable perte.

Nous sommes réunis ici, les trois jeunes ménages, leurs petits enfants et moi. Vous jugez que dans notre affliction nous restons, je ne dis pas indifférents, mais plus étrangers que jamais au mouvement des affaires et de la société. Je poursuis mes occupations rurales dépourvues de leur ancien charme, mais moins importunes qu’aucune autre ; mon fils, Emilie, mes