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I
A Madame de Staël.


30 brumaire.

Mon cœur est trop plein de tous les sentiments qu’il aime tant à vous devoir pour me flatter que ce billet puisse vous les exprimer ; je ne m’étonne pas de mon insuffisance, mais je m’afflige de son retard. Vous êtes trop sensible pour ne pas juger combien j’avais besoin de vous écrire. Vous serez juste autant que bonne et vous reconnaîtrez avec moi que je n’avais pas d’obligation plus douce à remplir, comme je n’en avais pas de plus pressante que celle de vous remercier de votre inaltérable, inépuisable et précieuse amitié. Elle a été une touchante consolation de ma captivité, et chacun des jours qui ont suivi ma délivrance a été marqué par le renouvellement des tendres hommages que mon cœur vous adresse et par mes vifs regrets de ne pas vous les présenter moi-même.

Il serait superflu de vous parler de nos cinq années de prison, des tentatives de nos amis, de mon héroïque Bolmann, enfin des démarches décisives qui nous ont arrachés à mon triste sort. Vous savez tout cela aussi bien que Bonaparte sait les négociations de la paix. Vous savez aussi combien j’ai dû jouir d’être rendu à la liberté et à la vie par les triomphes et la bienveillance de ma patrie. Je sens bien vivement tout ce que je dois particulièrement à Barras. Talleyrand a été pour moi un ami tel que mon cœur l’attendait. Vous en avez un que je ne connais que par ses rares talents et l’intérêt qu’il a bien voulu nous témoigner. Mes deux amis partagent mes sentiments ; ma femme et mes filles s’y unissent aussi et vous prient d’agréer ceux qu’elles vous ont voués. Vous n’ignorez pas que nous sommes retirés pour l’hiver dans une maison de campagne entre Kiel et Ploën ; la famille Maubourg y est avec nous. Puzy est encore près d’Altona. Nos santés se rétablissent fort bien à l’exception de celle de ma femme qui a trop souffert pour guérir promptement. Adieu, conservez-moi votre amitié ; je ne vous parlerai point de politique dans ce billet de reconnaissance et de tendresse ; que ne puis-je vous offrir moi-même l’expression de ces sentiments qui dureront autant que ma vie ?

LA FAYETTE.