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qu’elle n’eût pas encore écrit Corinne, qui devait trois ans plus tard la faire entrer dans la gloire, « ce deuil éclatant du bonheur, » elle y recueillait déjà des hommages qui flattaient, si l’on veut, sa vanité, mais qui s’adressaient aussi à l’esprit français et l’on comprend que cette Prusse qu’elle n’a fait qu’entrevoir, car elle n’y est jamais revenue, lui eût laissé une impression toute différente à la fois de la Prusse morose de Frédéric le Grand vieilli et de la Prusse militarisée qui a étendu depuis lors sur l’Allemagne sa lourde main.

Brusquement rappelée de Berlin, où elle séjourna à peine un mois, par la maladie, puis, de Weimar, par la mort de son père, Mme de Staël revint en Allemagne à la fin de 1809 et y passa six mois. Après un court séjour à Munich, elle s’attarda longtemps à Vienne. Cette fois, c’est uniquement l’Allemagne du Sud qu’elle a visitée. Elle se rencontra à Vienne avec Schelling, avec Jacobi, avec Fichte ; elle y retrouva le vieux prince de Ligne qui lui rappela les grâces de sa jeunesse. Partout on lui fit fête, comme trois années auparavant à Weimar et à Berlin, et quand, sur la route du retour, elle franchit la frontière, le commis de la barrière arrêta sa voiture et lui dit que, depuis plusieurs années, il souhaitait de la voir et qu’il mourrait content, puisqu’il avait eu ce plaisir. C’est beaucoup demander à une femme de ne pas conserver le souvenir reconnaissant d’un pays où elle a été ainsi reçue.

Dans la lettre insolente que Savary, devenu duc de Rovigo, adressait à Mme de Staël pour lui dire que la publication de son ouvrage, autorisée cependant par la Censure, était interdite et où il lui enjoignait de quitter la France en ces termes : « Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, » il ajoutait : « Votre dernier ouvrage n’est point français et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. » L’accusation est injuste. Dans la comparaison qu’elle établit perpétuellement entre les Français et les Allemands, il n’y a rien qui soit systématiquement hostile aux Français, à qui elle accorde souvent la supériorité, mais il est certain que, chez les Allemands, elle a été surtout frappé du Gemülhlichkeit, mot qui, dans les plus récents et meilleurs dictionnaires, est traduit par « bonne grâce, » et qu’elle n’a pas démêlé ce que nous avons appris à connaître à nos dépens le Schadenfrende, mot barbare, dont aucune langue étrangère, à