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d’une reconnaissance qui, après un siècle et demi écoulé, se traduisait par une aussi éclatante manifestation. Ceux qui connaissaient un peu les États-Unis en ont été moins étonnés. Lorsqu’en 1881 les descendants des officiers de l’armée de Rochambeau furent invités par le gouvernement de la République américaine à assister aux fêtes commémoratives de la capitulation de York-Town, je fis partie de cette petite troupe, un mien grand-père, le prince de Broglie, que ses opinions libérales n’ont pas sauvé de l’échafaud, ayant servi dans cette armée, et j’avais été frappé de l’extraordinaire popularité que le souvenir de La Fayette avait conservée aux États-Unis. Cette popularité prenait même parfois une forme embarrassante pour ses descendants qui comptaient parmi nous au nombre de six. Ils ne pouvaient passer nulle part inaperçus et je me souviens que l’un d’entre eux ayant voulu faire l’emplette d’un vulgaire chapeau, le marchand, qui avait lu son nom dans le journal, ne voulait pas recevoir le prix, disant qu’un descendant de La Fayette ne devait rien débourser aux États-Unis. Mais personne ne pouvait croire que la reconnaissance des Américains fût demeurée assez grande pour devenir non pas la cause déterminante, mais assurément une des causes de la participation des États-Unis à notre guerre. Il est certain cependant, qu’il y avait quelque chose de chevaleresque dans l’acte de ce jeune capitaine au régiment de Noailles qui, à peine âgé de vingt ans, s’échappait de France, malgré les ordres formels de la Cour et l’opposition de sa famille, laissant enceinte une femme adorée et s’embarquait furtivement avec quelques compagnons de son âge sur un vaisseau acheté par lui, bravant avec d’autant plus de résolution le péril des croisières anglaises qu’il était résolu à se faire sauter plutôt que de se rendre. Il apportait de l’élégance jusque dans la forme de l’engagement qu’il prenait par écrit vis-à-vis du chef de l’armée où il allait servir et qu’on peut lire à Mount-Vernon, où l’acte est affiché et encadré sous verre : « Je m’offre et promets de partir… pour servir les États-Unis avec tout le zèle possible, sans aucune pension ni traitement particulier, me réservant seulement la liberté de revenir en France lorsque ma famille ou mon Roi me rappelleront. »

Loin que son Roi le rappelât, il le suivit au contraire, ou, pour parler plus exactement, il envoya des troupes à sa suite,