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La nouvelle se répandit rapidement dans la ville ; de tous côtés, on venait prendre congé du Grand-Duc et lui apporter des condoléances. Quelques personnes disaient bien haut qu’il y aurait un contre-ordre, que la mesure ne pouvait pas être mise à exécution. Même, un individu, ex-rédacteur d’un journal en relations avec Maxime Gorky et Lounotcharsky, se campa devant le Grand-Duc et, le regardant dans le blanc des yeux, lui posa avec beaucoup d’aplomb cette question : « Avez-vous envie de partir ? » Et sur la réponse du Grand-Duc : « Aucune envie ! » « Alors, continua-t-il, je vous affirme que vous ne partirez pas. » Il l’avait dit et redit avec une telle assurance que, pendant quelques jours, nous eûmes l’espoir que peut-être vraiment Ouritsky changerait de décision. Hélas ! les journées passaient et chacune emportait un peu plus de notre espoir.

Le Grand-Duc devait retourner chez Ouritsky pour connaître la date exacte à laquelle avait été fixé son départ. Il aurait souhaité le retarder jusqu’au 7 avril, et profiter de ces quelques jours pour mettre en ordre papiers et manuscrits et prendre congé de quelques amis. Cette autorisation lui fut refusée : notre départ était fixé au 30 mars.

Le temps filait avec une rapidité extraordinaire ; déjà nous étions à la veille de la date fatale. Ce soir-là, le Grand-Duc vint encore chez nous, son frère le grand-duc Serge et M. Molodovsky. Il se retira le premier, prit congé de ma femme, de mon fils et de sa gouvernante. Puis, ce fut au tour du grand-duc Serge ; il nous embrassa M. Molodovsky et moi, et me regardant froidement dans les yeux : « Adieu, Koté ! » me dit-il. Sur ma protestation, — « Monseigneur, pas adieu, au revoir, » — il nous regarda tous : « Non, dit-il, j’en ai l’intime conviction : nous ne nous reverrons plus. » Sur ce, il partit précipitamment, nous laissant sous la plus douloureuse impression. Hélas ! son pressentiment n’était que trop véridique.

Le grand-duc Serge avait choisi comme résidence la ville de Wiatka. Son domestique, un ancien artilleur nommé Remiz l’accompagnait. Ce fidèle serviteur fit preuve de grande noblesse d’âme. Il savait le Grand-Duc gêné d’argent : « Ne vous faites pas de souci, Monseigneur, lui dit-il ; j’ai quelques" petites économies ; je les ai gagnées à votre service ; eh bien ! maintenant, nous allons les dépenser ensemble. »

Le lendemain, dans la matinée, eurent lieu les adieux de