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puis je connais la ville. Le plus beau de l’affaire, c’est qu’aucun de mes domestiques ne veut venir avec moi. Il n’y a que le petit cuisinier qui consente à m’accompagner. »

Sous le coup de l’émotion que nous causait cette nouvelle, nous restâmes quelque temps sans pouvoir articuler une parole. Mes premiers mots, dès que je pus parler, furent pour donner au Grand-Duc l’assurance que, bien entendu, je partagerais son exil. Tout d’abord il refusa : ce n’était pas le moment d’abandonner ma famille. Mais à son tour, Mme Brummer, profitant d’un moment où je m’étais absenté, insista auprès du Grand-Duc, le suppliant de m’emmener, car, loin de lui, je mourrais d’inquiétude. Enfin le Grand-Duc consentit : très touché, il nous remercia avec effusion. Il fut donc décidé que j’accompagnerais mon pauvre maître. Sur ces entrefaites, entra le grand-duc Serge. Nicolas Mikhaïlovitch lui annonça : « Sais-tu qu’on m’envoie en exil ? j’ai choisi Wologda, et Koté[1] m’accompagne. » Cette nouvelle n’était pas pour le surprendre, car lui aussi, avec le grand-duc Dimitri Constantinovitch, avait été mandé à la Tchéka et avait reçu d’Ouritsky le même ordre ; seulement, lui, n’était pas encore décidé sur l’endroit qu’il choisirait. Quant au grand-duc Dimitri Constantinovitch, il avait également, choisi Wologda.

Le Grand-Duc nous raconta son entrevue avec Ouritsky. Elle n’avait pas duré moins d’une heure. Le commissaire avait été presque poli, lui répétant qu’il n’y avait contre lui aucune charge, que tout son malheur était d’appartenir à la famille des Romanoff ; or, on avait décidé de ne garder à Pétrograde aucun membre de cette famille ; exception était faite seulement pour le grand-duc Paul Alexandrovitch, malade à l’hôpital. Comme le Grand-Duc s’informait si cet exil était définitif, Ouritsky lui répondit qu’il ne s’agissait que d’un exil provisoire, mais qu’on ne pouvait pas en préciser dès à présent la durée, que cela dépendrait des événements.

Qu’on juge de notre consternation ! Quant au grand-duc Nicolas, cette fois encore, ce qui l’affligeait surtout, c’était la décision de ses serviteurs auxquels il était attaché et sur la fidélité desquels il avait compté.

On se sépara, ce soir-là, le cœur gros. C’était un nouveau chapitre de la tragédie qui allait s’ouvrir.

  1. Koté était le petit nom d’amitié, qu’il me donnait.