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Une dernière objection. M. Emile Magne, pour donner à son ouvrage le « cachet » du temps passé, emploie volontiers de vieux mots et de vieux tours. Ce n’est pas maladroit. Mais il abuse de certaines expressions, comme de « souventes fois » qui, dans une phrase toute moderne, détonne. Ainsi : « Souventes fois Des Réaux voyait surgir les deux compères. » Ou bien : « Souventes fois il l’amenait chez son père, dans le but de lui offrir de substantiels repas. » On n’a pas dit en même temps souventes fois et dans le but. Cette phrase n’est pas satisfaisante : « Il y avait aussi des fleurs, des arbres, des animaux, des objets disparates, mille sujets traités par des apprentifs peintres. » Je ne crois pas qu’on ait dit un apprentif en même temps que l’on prenait disparate pour adjectif. Un mot qui plaît à M. Emile Magne ne me plaît pas, « silhouette, » et le verbe « silhouetter » que l’on en tire : « Sur les portes lumineuses des cabarets, se silhouettaient, en ombres dures, tripotiers et biberons attirés par le tumulte… » Silhouette, on le sait bien, n’est pas antérieur au XVIIIe siècle et ne convient pas dans une phrase où il y a les tripotiers et biberons de 1561.

Peccadilles ! Mais le livre est joli, d’une lecture très agréable et donne la vivante image d’un groupe de gens très bizarres.

Les Tallemant sont originaires de Tournay, en d’autres termes originaires d’une province qui appartenait alors à l’Espagne. Ils vinrent chez nous. Plus tard, en 1643, pour la raison qu’ils s’étaient enrichis, le fisc eut l’idée, qui leur parut mauvaise, de les inscrire sur la liste des Étrangers : non que l’on méconnût leur amitié française ; mais il y avait une ordonnance du 26 janvier 1639 qui contraignait à payer une taxe lesdits étrangers, s’ils voulaient jouir des « mêmes honneurs, franchises, privilèges et libertés que les naturels sujets de Sa Majesté. » Coût : dix mille livres. Ces dix mille livres ne gênaient pas les Tallemant : ce qui les ennuya fut de ne pas sembler naturels sujets de Sa Majesté. Dix mille livres, on les donne ; mais il est fâcheux de les donner pour signaler qu’on est chez nous comme à l’auberge.

Le chef de la famille était alors Pierre Tallemant, père de notre Des Réaux. Il appela son fils à la rescousse ; et tous deux rédigèrent un Discours, afin de montrer que Sa Majesté n’avait pas de plus naturels sujets. Ils venaient de Tournay ? Sans doute ; mais, quoi ! pendant mille ans, Tournay avait appartenu à la France. Si maintenant, Sa Majesté taxait comme étrangers des gens qui venaient de Tournay, autant dire qu’elle renonçait à la souveraineté de cette province et