Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soins délicats celui qu’elle plaignait et qui la troublait en même temps : guidant à table sa main hésitante, lui faisant la lecture des journaux, revoyant les copies fautives de l’insuffisant Peyron et pianiste excellente à la voix agréable, le distrayant de sa musique et de son chant.

Augustin Thierry répondait à cette sollicitude par les témoignages d’une reconnaissance, dont celle qui en était l’objet souhaitait peut-être au fond de son cœur la nature moins absolument fraternelle. Mlle d’Espine mourut sans se marier jamais, après une vie consacrée aux œuvres charitables. Celle qui si pieusement voulait être une consolatrice, a-t-elle un moment aimé l’aveugle rencontré au foyer des siens ? Y eut-il jamais entre eux ébauche ignorée de quelque roman mystérieux et chaste ? Je l’ignore en ce qui la concerne ; je crois pouvoir, quant à lui, nettement affirmer le contraire. Dans toute sa Correspondance, Augustin Thierry conserve un souvenir fidèle à sa « sœur de Carqueiranne. » Il rend plusieurs fois hommage à son « amitié si bonne et si gracieuse. » Elle occupe « une place de choix dans le trésor de ses rêveries » et « sa voix est restée dans son oreille comme une consolation. » Voilà tout : constamment le cri réitéré d’une gratitude profonde ; nulle part, aucune trace de ce regret mélancolique ou attendri que laisse derrière elle la cendre des sentiments éteints.

Dans l’agonie de ses forces, si quelque ardeur de jeunesse ou de nature subsistait encore en lui, ce n’est point vers la douce Mary que l’entraînaient ses préférences cachées, mais vers sa brillante compagne Mlle Allègre.

D’un charme captivant, enjouée, spirituelle et fine, la gracieuse enfant du médecin d’Hyères exerçait un attrait véritable sur tous les hôtes du châtelet. Le plus impressionnable d’entre eux se prit à son tour à cette séduction contagieuse. Bientôt une mutuelle sympathie rapprocha la jeune fille touchée du grand historien en détresse. Un lien rare et doux se formait lentement entre eux[1]. Oubliant sa misère physique, Augustin Thierry en vint à songer au mariage, et songea à révéler ses intentions au docteur Allègre. Un triste retour sur soi-même lui fit comprendre l’impossibilité d’une pareille démarche.

  1. Dans les seuls vers qu’il ait jamais composés, Augustin Thierry exprime plusieurs fois à celle qui l’avait inspiré, les sentiments discrets de son amour naissant. Ces piécettes, il faut l’avouer, n’ajoutent rien à sa gloire.