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Thierry et le sauver de soi-même dans le suprême désastre de sa douloureuse existence.

L’éblouissante enchanteresse s’appelait Christine Trivulce, princesse Belgiojoso.

Toutefois, plutôt que ces réunions mondaines, ce que préférait l’infirme, c’étaient ses longues stations de rêverie au bord de la mer, après quelques instants de marche incertaine, au bras d’un serviteur, de son pas fauchant d’ataxique. Assis sur quelque roche moussue, parmi les myrtes et les arbousiers, il écoutait inlassablement la plainte éternelle des flots. Que disait à sa jeunesse si tôt flétrie le sanglot mugissant des houles ? à ses yeux privés de lumière la splendeur miroitante des eaux ensoleillées ?

Le soir venu, on avait peine à l’arracher à cette contemplation intérieure, pleine de songerie funèbre, qui lui donnait cependant « ses dernières heures d’absorption féconde et de repos studieux. »

« Je vais de temps en temps chez ce pauvre Thierry, écrit J.-J. Ampère à Mme Récamier, je lui réjouis le cœur en lui parlant et en l’écoutant sur ce qui nous intéresse tous les deux. C’est un spectacle déchirant que de le voir se traîner en chancelant, appuyé sur un bras, sans yeux, presque sans jambes, la tête saine et la pensée nette. »

Sa promenade favorite le conduisait d’habitude jusqu’à l’éclatant belvédère du fort Penô. Un matin de juillet 1830, Marc d’Espine, qui l’accompagnait, signala au narrateur de la Conquête normande une escadre prenant le large. C’était la flotte française qui cinglait vers Alger. Le malheureux fondit en larmes. Le tableau d’un autre départ surgissait dans sa mémoire : celui de l’aventureuse expédition, chargée de si rudes hommes de guerre, que Guillaume le Bâtard poussait de sa robuste main vers la grève de Hastings. Hélas ! la résurrection du passé avait à jamais pour lui muré le présent dans les ténèbres.

Entre l’étudiant et le jeune maître de trente-cinq ans, si savant et si doux, une affectueuse camaraderie grandissait tous les jours, mais la confiance et l’attachement du malade allaient surtout à Mary d’Espine, âme virginale et fraîche, que n’avaient pas encore desséchée les austérités du piétisme. Un sentiment complexe et très féminin, mêlé de pitié compatissante et d’admiration sentimentale, s’était graduellement éveillé dans le cœur de la jeune fille. Elle entourait de prévenances et de