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jusque dans le moindre détail et qui nous renseigne curieusement sur la méthode de l’écrivain, le soin minutieux de ses préparations, son constant souci de la psychologie des personnages et des foules qu’il a dessein de figurer, Thierry attribuait une importance toute spéciale à la Croisade des Albigeois. Il venait de parcourir le pays avec Fauriel et probablement doit-on retrouver l’écho de leurs entretiens dans l’étude esquissée des transformations de la poésie provençale, sous les souffrances de l’invasion. Comme dans l’Histoire de la Conquête, ses sympathies n’apparaissent point douteuses. Avec sa pitié la plus tendre, elles vont aux vaincus, aux populations foulées et meurtries, à ces Méridionaux paisibles, aimables et beaux parleurs dont la foi tolérante ne connaît guère d’autre culte que celui des plaisirs. Il s’y serait vraisemblablement aussi mêlé d’assez vives attaques, sinon à l’adresse de l’Eglise elle-même, du moins contre le fanatisme religieux ; l’œuvre néfaste et la prédication farouche des « apôtres » venus d’Espagne, Diego d’Osma et Dominique. Comment Augustin Thierry eût-il traité le personnage d’Innocent III ? Pour mieux connaître ce grand pape, pénétrer son caractère, définir et marquer son rôle, la connaissance lui manquait des archives vaticanes, étudiées par M. Luchaire et si bien mises à profit dans ses remarquables travaux. On constate cependant qu’à quatre-vingts ans de distance, les deux historiens aboutissent à des conclusions analogues. Malgré certaines erreurs de détail, pour celui de 1826, quel témoignage plus éclatant d’une admirable divination !

L’Histoire de Philippe-Auguste ne fut jamais terminée. Nous y avons sans doute perdu un chef-d’œuvre. Un tel livre aurait été pour l’époque une révélation. Il eût versé sur les origines de la monarchie capétienne la même lumière que l’Histoire de la conquête de l’Angleterre avait projetée sur les débuts de la royauté normande.

L’abandon du projet concerté avec Mignet n’entraînait pas seulement pour celui qui l’avait formé une perte de temps et de travail, il amenait par surcroit d’obsédantes préoccupations matérielles. Le grand succès de la Conquête avait été purement moral et nullement financier, l’auteur, comme nous savons, ayant dû renoncer à ses droits pour couvrir tous les frais d’édition. Son voyage en Provence venait d’épuiser ses maigres économies, il comptait sur sa nouvelle œuvre pour rétablir l’équilibre de