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Perrier, il se plaisait à héberger ses meilleurs amis d’Amérique ou de France ; Jérémie Bentham, le général Carbonnel, les Broglie, les Laubépin, auxquels se joignaient à l’occasion des hôtes plus jeunes et moins notoires, distingués par lui, pour leurs talents ou leur convictions : George Ticknor, Ary Scheffer, Victor Jacquemont, Augustin Thierry. Excursions, piques-niques, parties de chasse ou de pêche, tous les plaisirs de la campagne réunissaient, pendant le jour, les invités de l’aimable demeure. Puis, le soir venu, dans le fameux salon blanc et nankin, encombré de souvenirs et de reliques, la conversation générale s’engageait sur quelque sujet d’histoire, de morale ou de philosophie.

Les impressions ressenties à La Grange comptent parmi les plus chères qui soient restées gravées dans le cœur et dans la mémoire d’Augustin Thierry. Jusqu’à son dernier jour, il leur garde un souvenir ému, plein de reconnaissance et de vénération. Bien des années plus tard, en 1853, incliné déjà vers la tombe, il écrit à Mme de Lasteyrie, en lui adressant l’Essai sur le Tiers-Etat :

« Je me sens heureux et fier à la fois, madame, de ce que vous trouvez dans mon livre des choses qu’aurait approuvées l’homme dont j’ai tant aimé et tant admiré le caractère. C’est à La Grange que j’ai fait mes études de moralité civique et jusqu’à mon dernier souffle, je serai fidèle aux principes de cette grande et noble école qui ne périra pas, quoi qu’il en soit des apparences d’aujourd’hui. Nous avons commis de grandes fautes ; il nous faut les expier avec résignation, mais aussi avec espérance. Adieu, madame, je vous remercie de l’émotion douce que m’a causée votre lettre. »

Parmi les amitiés nouées par Augustin Thierry chez La Fayette, il faut nommer en première ligne, avec ce charmant et romanesque Victor Jacquemont, le premier explorateur du Thibet, bientôt disparu, la famille Destutt de Tracy. Le commentateur de Montesquieu, l’auteur des Eléments d’Idéologie, exerça sur son esprit un ascendant philosophique dont on peut retrouver la trace dans les Lettres sur l’histoire de France, particulièrement dans la seconde qui traite de la méthode historique. De son côté, le successeur de Condillac appréciait fort un auditeur à la pensée déjà mûrie par le travail. Il l’attira dans cette maison d’Auteuil qu’il habitait, où vivait la