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peut la tenter ? Tous les discours du monde depuis Démosthène, soumis à une sélection sévère, privés de leurs scories, réduits à leurs seuls trésors, inclus dans les événements graves où ils ont surgi, tiendraient en un volume ! Et cependant, l’homme qui a parlé a donné aux autres ce qu’il a de meilleur et comme le surplus de son être !

Cependant, l’homme public a une compensation : la parole est son instrument et le résultat est son œuvre. Sous la forme périssable où elle se transmet, l’idée demeure ; et si le geste du semeur s’évanouit même avant que l’homme ne tombe, le grain n’en est pas moins entré au sillon immortel. L’homme public, par conséquent, s’il peut être désabusé par l’excès de sa sensibilité sur le lendemain de la parole, quand il a agi et qu’il a réussi, a donc la joie des résultats. Aussi bien, la parole n’est rien sans l’acte, et même elle reste vide, si elle ne sert pas à préparer ou à expliquer l’action. Elle n’est rien sans la pensée. Aussi un portrait serait vraiment une caricature, il serait pour le moins tronqué, si l’on ne recherchait pas dans l’homme public les origines de ses opinions et ce qu’elles furent. Au seuil d’un tel examen psychologique, il est bien difficile d’écarter les influences qui ont pénétré un esprit et de négliger l’apport dont elles l’ont doté. Serait-ce diminuer une personnalité que de retrouver les liens qui la rattachent à des êtres d’élite ? Au contraire, car un homme digne de ce nom ne se contente pas de recevoir, il donne, il enrichit et agrandit le champ sacré, il ajoute, il adapte, il modifie, il conquiert, il fait à son tour une œuvre originale, héritier qui répudie la passivité du successeur.

Les deux hommes qui paraissent avoir eu sur l’esprit de M. Millerand la plus grande part d’influence, — autant que cette volonté souvent raidie ne s’est pas repliée sur elle-même à l’approche des effluves, — furent M. Clemenceau et Waldeck-Rousseau. Il faut rendre à M. Clemenceau une justice, cette justice qu’il ne tint pas toujours égale pour ses contemporains dans ses balances souvent arbitraires. Il n’a jamais redouté la rivalité de l’intelligence et du talent ; jeune lui-même, et loin d’être à l’apogée de sa célébrité, il a appelé auprès de lui les jeunes hommes, qui, alliés à ses idées, lui paraissaient capables d’action. Cet homme qui jugeait si vite, s’est, dans cette sélection, rarement trompé. De cette sélection, vers 1882, fit partie