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risque de compromettre sa cause s’il tait quelque chose qui lui parait même secondaire, qu’en un mot, il doit s’employer à une œuvre d’analyse. Qu’on daigne réfléchir qu’à la tribune l’orateur est perdu s’il abandonne la synthèse et que les dons les plus divers et l’étude la plus patiente ne l’empêchent pas de lasser l’auditoire, s’il dilue, au lieu de concentrer. La différence entre les deux formations est telle qu’il y a une règle inflexible à laquelle je n’ai vu personne échapper. Tous les hommes publics en même temps avocats qui ont emporté la faveur de la tribune, y sont montés jeunes encore à l’heure où l’empreinte professionnelle n’avait pas déjà marqué leur front. Qu’on autorise un souvenir : en 1883, le Sénat assista avec émotion au duel oratoire qui mettait aux prises, sur la question de l’expulsion des Princes, Challemel-Lacour et Allou. Ce dernier, grand avocat, maître de la parole judiciaire, avait été le chef glorieux de notre ordre. L’avocat fut brisé, comme l’arbre par l’orage, au souffle implacable du philosophe politique. L’avocat avait soixante-trois ans, et il débutait !


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On est toujours tenté, devant une haute personnalité, de rechercher le lien intellectuel par lequel on la peut rattacher à des hommes du passé. Et quand il s’agit d’un homme de tribune, on se demande de quelle école il procède et où les éléments de son art furent puisés par lui aux heures de la jeunesse. Trois grandes éloquences parallèles, et qui, naturellement, ne se confondent jamais, descendent à travers notre histoire politique. L’une a éclaté, proche le Sinaï révolutionnaire, en paroles de flamme et parmi les éclairs, sur les lèvres de Mirabeau, de Danton, de Gambetta. L’autre, magnifique et ordonnée, torrent impétueux et qui cependant respecte ses digues, nous vient de Vergniaud, par le général Foy, Lamartine, Jules Favre, De Mun, Jaurès. Thiers a créé la souple éloquence moderne : il a fait, si on accepte cette image risquée mais exacte, il a fait de la parole le fleuret de la pensée, et des maitres se sont formés après lui et qui sont Emile Ollivier, Jules Simon, De Broglie, Buffet, Waldeck-Rousseau. M. Millerand est d’une autre famille. Il descend d’un homme qui n’eut pas d’ancêtre et serait sans lui demeuré sans héritier. Il nous vient de Dufaure. M. Millerand remonte à Dufaure, l’avocat qui résumait le plus complexe débat eu un