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passe. Je le connais assez pour savoir que son élection à ses yeux n’est pas une élévation. Non qu’il y ait lieu pour lui ou pour un autre de mépriser la plus haute magistrature. Mais l’ambition pour les nobles idées mieux que l’ambition pour les choses habitue l’homme politique à ne tenir aux choses que dans la mesure où elles peuvent servir à réaliser les idées. C’est son cas. Il est fier de ce qu’il pourra faire plus que de ce qu’il est.

A un tout autre point de vue que le point de vue politique, cette élection est réconfortante. Elle a la valeur d’une manifestation morale et d’un exemple. Toute une vie de labeur appliqué, la difficulté chaque jour affrontée, l’acharnement au devoir même quand il prend la forme d’une corvée, le chemin parcouru sans élan, mais sans arrêt, l’adaptation constante de la volonté et de l’esprit à une œuvre, c’est tout cela qui a reçu récemment de l’estime publique, dont le Parlement fut l’interprète, sa récompense. Il n’est donc pas vrai que la démocratie soit toujours ingrate et on ne peut toujours accuser l’injustice de ses verdicts. Il n’est donc pas vrai que ses disgrâces, — et M. Millerand en a connu et peut-être trop bravé l’éclat, — soient pour l’homme qui sait attendre sans fébrilité des disgrâces définitives. Surtout il n’est pas vrai que la courtisanerie, la flatterie, le sacrifice de la dignité comptent pour le premier titre. Si c’eût été le premier titre, jamais M. Millerand n’aurait été élu. Il a, toute sa vie, traversé les couloirs de la politique comme un boulet de canon qui n’a pas de temps à perdre, la tête baissée, ne parlant jamais, allant toujours vers un but. Il fut souvent à cause de cela taxé de dédain pour ses contemporains. Nul n’est moins dédaigneux pour les autres. Seulement ajoutez à la myopie la timidité incoercible qui accompagne ses pas. Le public a peine à y croire. Comment un homme politique, habitué aux orages de toutes les tribunes et que des milliers d’auditeurs n’effraient pas, peut-il être glacé devant un seul ? Je réponds à cela : comment le causeur le plus étincelant peut-il être amené à bégayer quand il se présente devant une foule ? J’ai observé chez quelques hommes politiques, rompus avec les combats de la parole, même timidité, en apparence inexplicable.

Le culte de M. Millerand, et qui fut par lui quotidiennement célébré, fut le culte de la volonté. Il en est le fils robuste. Je ne jurerais pas que sa tendresse pour elle ne l’ait pas amené