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Ce n’est pas le lieu de juger ce procès. Du reste, à l’heure actuelle, qu’en est-il de ces disputes ? La Révolution s’est chargée de mettre les deux hommes d’accord. La voilà, cette catastrophe que Dostoïewsky avait tant de fois prévue, lorsqu’il s’effrayait de l’abîme qu’il voyait se creuser en Russie entre l’ « Intelligence » et le peuple ; elle s’est écroulée, la façade que Pierre le Grand avait improvisée sur la glace des marécages : la débâcle est venue, engloutissant le rêve et l’impérial décor.

L’immense Empire, tombé aux mains des « Possédés, » est la proie d’une poignée de ratés et de maniaques, fils de ce que le romancier exécrait le plus au monde, — de ses Raskolnikoff, de ses Pierre Verkhovensky et de ses Ivan Karamazov. Et, chose curieuse ! c’est depuis ce temps qu’a vraiment commencé, pour une partie de l’univers, le « messianisme » russe : c’est depuis lors que la Russie, aux yeux des égarés, semble investie d’une mission et chargée de dire le mot de l’énigme universelle. C’est alors que Moscou, selon la prophétie de Dostoïewsky, est véritablement devenue « la troisième Rome, » dont des foules attendent le signal de faire régner sur le monde Le nouvel Evangile. On dirait la vision du croyant, diaboliquement retournée par quelque méchant génie…

Nous ne triompherons pas de l’épreuve de la Russie. Nous avons l’expérience des révolutions et nous savons qu’elles profitent rarement à ceux qui les ont faites. Les événements sont plus forts que les hommes. Déjà les maîtres de la Russie sont contraints de reprendre la politique nationale des tsars, comme la Convention continue Louis XIV. De plus, la révolution, par le partage des terres, a créé en Russie cent millions de propriétaires. Que résultera-t-il de ces deux faits immenses, l’unification de la Russie et l’avènement d’une classe de paysans capitalistes ? Je l’ignore. Mais le centenaire de Dostoïewsky est une bonne occasion pour méditer ce problème ; on trouvera dans son œuvre la vision la plus précise du mal dont souffre la Russie, la description la plus profonde du mécanisme de la révolution, et le sentiment d’ « horreur sacrée » qui doit nous pénétrer devant le secret de ce vaste Empire du devenir et devant le mystère de l’inconnu.


LOUIS GILLET.