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profondément Tolstoï, comme celui-ci, par ce qu’il a d’uni et de placide, paraissait à Dostoïewsky tenir moins du poète que du chroniqueur ou de l’historien. Le mot de Gœthe : « Le classique, c’est la santé ; le romantisme, la maladie, » ne s’est jamais mieux appliqué qu’à ces deux tempéraments et à ces deux conceptions opposées de la nature.

Mais il y avait encore une cause latente de différend, qui éclata soudain en 1878, quand parut la huitième partie d’Anna Karénine. C’était le moment de Plewna, de la première guerre des Balkans, des exploits de Radetzky et de Tcherniaïew : toute la Russie frémissait aux combats de ses armées, s’indignait aux nouvelles des atrocités turques ; c’était dans tout le pays un esprit de croisade, un grand souffle d’amour et de sacrifice pour le salut du monde slave. Dostoïewsky se faisait le héraut de cette guerre fraternelle. Sa voix devenait la voix de toute la Russie. Son Journal proclamait la guerre sainte, remuait les profondeurs du peuple comme aucun écrit ne l’avait fait depuis le temps de saint Bernard. Ce phénomène singulier lui semblait le signe même du doigt de Dieu au front de la Russie, la confirmation de la foi et de l’attente de toute sa vie : enfin la Russie se levait et se mettait en marche, enfin le jeune géant se réveillait pour lever l’étendard du christianisme universel, pour confondre et chasser l’impie et répandre sur la terre la religion de l’amour. Les destins de la Russie, interrompus au XVe siècle par la chute de Byzance, allaient se renouer à Constantinople, en rentrant dans la Méditerranée et dans l’héritage de la Grèce, mère de l’orthodoxie. Dostoïewsky ne se lassait pas d’annoncer cette aurore. Il assistait vivant au commencement de ses rêves et toute la Russie communiait avec lui.

Seule, une voix se mettait en dehors du concert : celle de Tolstoï, pour qui tout ce mouvement « national » n’était qu’une agitation artificielle, étrangère au pays, et n’existant que dans la cervelle de quelques songe-creux moscovites. Le peuple, écrivait-il, se moque de Constantinople ; il est totalement indifférent aux souffrances de ses frères slaves, dont il n’a jamais entendu parler. Et c’était, — dans cet épilogue d’Anna Karénine, — cette négation de la patrie, cette critique destructrice de l’idée nationale et cette apologie défaitiste de la paix, et tous les éléments de cette doctrine de l’inertie, qui devaient faire pendant trente ans le thème du « tolstoïsme… »