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relève de la science : c’est le caractère de sa maladie. Son père était alcoolique, et il légua cette tare à deux des frères du romancier (lui-même mourut assassiné comme le vieux Karamazov) ; une de ses filles hérita de sa bizarrerie et de soif avarice, — elle aussi périt égorgée ; Dostoïewsky, pour sa part, hérita de l’épilepsie. Il est clair que, dans une famille dont la feuille d’hérédité est si chargée, on peut négliger l’atavisme d’ancêtres du XIIe siècle. Le cas Dostoïewsky est bien moins du domaine de l’histoire des races que de la pathologie nerveuse. C’est un des traits qui ont le plus marqué son œuvre : j’ignore ce qu’il s’y trouve du Normand, mais il n’y a pas de page où l’on n’y trouve le malade. S’il est vrai que le génie est une maladie, on ne citerait guère d’artiste ou d’écrivain dont l’exemple soit plus propre à démontrer cette « vérité. » Pas d’œuvre littéraire qui présente une plus riche galerie d’hystériques et d’épileptiques : Nelly Arzneï, le prince Myschkine, l’ingénieur Kiriloff, l’assassin Smerdiakov, sans compter les délirants et les hallucinés, toutes les catégories de détraqués et de visionnaires, les monomanes, les vicieux, toutes les victimes de l’idée fixe, de la passion ou de la folie. Personne n’a connu comme lui les phénomènes de l’exaltation et de la dépression psychiques, cette vie des bas-fonds de l’être, ce clair-obscur psychologique où les choses apparaissent sans bords, où la réalité et le délire se confondent, où la vie prend l’incohérence et le caprice des songes, — ces décisions inexpliquées, ces phénomènes soudains de cristallisation qui précèdent tout raisonnement et défient l’analyse, — ces maladies de la volonté et ces dédoublements où l’homme agit en somnambule, souvent avec une ruse et une adresse stupéfiantes, — enfin ces états flottants où les idées se succèdent et se contredisent, passent brusquement d’un pôle à l’autre, de la haine à l’amour, du rire au désespoir, avec une mobilité d’oscillations vertigineuse. Cette psychologie inouïe forme toute la substance et la couleur de son œuvre, lui donne son aspect étrange et anormal de fantasmagorie tragique. C’est le monde de Dostoïewsky et sa découverte spéciale, la source de son merveilleux, ce monde de la « raison impure, » vaste et ténébreux continent -inexploré de l’âme qu’il a annexé le premier, avant la science même, au domaine du roman et de la poésie.

Voilà, pour la littérature, la grandeur de Dostoïewsky : mais