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aussi quelques Autrichiens de Vienne qui tenaient le haut trafic et la banque, ces Allemands ne rencontraient aucun concurrent sérieux (car de tout temps le Magyar s’est désintéressé du négoce), et leurs affaires prospéraient, lorsqu’apparut, tout à coup, dans la ville un personnage, qui certes n’était pas un inconnu pour eux, mais que la vie avait jusqu’ici retenu dans les villages.

Il y a toujours eu des Juifs dans la campagne hongroise. Les uns venaient de la Russie et de la Pologne où ils pullulent ; les autres de l’Autriche, où, avant la Révolution de 1848, ils n’avaient le droit ni de s’établir comme bon leur semblait, ni même, une fois établis quelque part, de fonder un foyer. Seul dans une famille, l’ainé était autorisé à prendre femme ; quant aux autres enfants, ils n’avaient que le choix entre le célibat, contraire à la loi religieuse, ou bien l’émigration dans une contrée plus libérale. Tout naturellement, un grand nombre d’entre eux se rendaient en Hongrie, où ils trouvaient un pays riche et un accueil débonnaire auquel ils n’étaient guère habitués ! Les uns entraient au service d’un seigneur en qualité de Hazjido, c’est-à-dire de Juif de maison, d’intendant, d’homme à tout faire ; les autres s’installaient dans les villages, le plus souvent comme cabaretiers, et jouaient auprès des paysans à peu près le même rôle que le Hazjido auprès du noble laïque ou du seigneur ecclésiastique. Au milieu de populations profondément rustiques, qui méprisent tout ce qui n’est pas l’élevage du bétail ou le travail de la terre, cet étranger apparaissait comme un être envoyé de Dieu ou du Diable, on ne savait pas au juste, mais aussi indispensable que le soleil ou la pluie. Et l’on voyait ce phénomène étrange : ces gens venus on ne sait d’où, tout juste tolérés, sans droits civils ni autre protection que la bienveillance du seigneur et la bonhomie du paysan, méprisés comme des vagabonds par une population sédentaire, maudits comme les bourreaux du Christ par ces Magyars profondément attachés à leurs traditions chrétiennes, s’imposer à force d’esprit et régenter toute la vie paysanne.

En ce temps-là, pour les grands seigneurs et la petite noblesse terrienne (la gentry, comme on l’appelle, si nombreuse en Hongrie), la vie à la campagne était large et facile. La main-d’œuvre ne coûtait rien et l’on vivait abondamment, sans aucun souci du lendemain, sur les produits du sol. Mais en 1848,