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distraction que le rêve, j’ai entendu sonner l’angélus de midi, qui nulle part ne se prolonge aussi profondément dans l’âme que sur ce haut plateau, d’où il s’est envolé pour la première fois. Là aussi, bien souvent, j’ai vu en imagination passer le cavalier au sabre ensanglanté, que jadis, aux heures de péril, des rois de Bude envoyaient, de château en château, pour appeler aux armes toute la noblesse de Hongrie. Et ce matin, dans le silence de cette petite boutique où tout brille d’un or fané, mêlant à ces rêveries anciennes, sur un passé millénaire, l’émotion des événements d’hier, je me dis que peut-être, l’autre jour, à Trianon, on a trop oublié l’immense effort contre l’Asie qu’a soutenu, pendant des siècles, pour la Chrétienté tout entière, cette vieille citadelle d’Occident…


III. — LA MAISON ORCZI

La grande ville plate de Pest qui, sur l’autre bord du Danube, fait face à la colline de Bude, n’a pas le passé romanesque et guerrier de la vieille citadelle ; mais elle a subi, elle aussi, le formidable assaut de l’Orient, — un assaut d’une espèce étrange, invisible, multiple, plus pareil, en vérité, à une inondation qui monte d’une façon insensible, qu’à ces grands chocs d’armées dont on peut composer de brillants tableaux d’histoire. L’Orient chassé, il y a deux siècles, de la forteresse de Bude, s’est introduit sournoisement dans la ville ouverte de Pest, et, un beau jour, on s’aperçut qu’il était maître de la place. Voici comment la chose arriva.

Au commencement du dernier siècle, Pest était un faubourg de Bude, presque uniquement habité par des commerçants allemands. Ces Allemands, originaires de Thuringe, de Franconie ou de Souabe, étaient les fils des serfs que l’impératrice Marie-Thérèse avait envoyés en Hongrie, comme un bétail humain, pour coloniser ce pays dépeuplé par deux cents ans d’occupation ottomane. Ils avaient leurs boutiques dans ces maisons de brique sans étage, aux longs toits inclinés, dont on trouve encore, çà et là, des échantillons dans la ville, et qui disparaissent tous les jours. Artisans ou commerçants, ils formaient une population honnête, modeste et appliquée, qui, tout en conservant sa langue, s’était vite adaptée aux mœurs de la société hongroise. A part quelques Levantins, Grecs et Arméniens, et