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noble des Carpathes ou de la Puszta. Mais surtout, en ces temps bénis, la sinistre culture allemande ne sévissait pas encore et n’avait pas jeté ses faux poids dans les plateaux légers de l’esprit.

Chez quelques-uns de mes jeunes Hongrois, je sentais bien la tentation de s’évader vers Paris et de s’initier à une vie qu’ils devinaient, d’instinct, plus libre, plus allègre, plus humaine que l’allemande. Seulement ils étaient pauvres, et les bourses qu’on leur octroyait pour compléter leurs études, stipulaient invariablement qu’ils devaient aller à Leipzig, à Munich ou à Berlin. Les fonds de ces bourses étaient fournis par l’Allemagne, qui appliquait au domaine intellectuel les procédés dont elle tirait de si grands avantages dans son commerce mondial. Elle ouvrait au profit de l’intelligence hongroise une sorte de compte courant, avec la certitude de retrouver, un jour, au centuple l’intérêt de son argent.

Dans cette Université, aux trois quarts germanisée, j’aurais été, en somme, assez mal à mon aise, s’il n’y avait eu chez ces Magyars une spontanéité et un charme de jeunesse, qui les faisaient se dérober, par le sourire ou la paresse, à la morne discipline allemande. Le pédantisme teutonique, dont toute l’Europe Centrale est aujourd’hui abêtie, ne parvenait pas à étouffer ce qu’il y a, dans leur esprit, de prime-sautier, d’idyllique, — toute cette poésie rurale, qui a trouvé sa plus belle expression dans les poèmes de Petöfi, et surtout chez ce Jean Arany, disciple de Virgile et petit cousin de Mistral. Ce qu’ils aiment, ce qu’ils comprennent avec force et ingénuité, c’est la vie de leur grande plaine, où mûrissent le blé, la vigne et le maïs, et où vaguent d’immenses troupes de bœufs, de chevaux et de moutons. Ils possèdent là-dessus une littérature charmante de fantaisie, de réalisme et d’esprit, dans laquelle on voit le berger partager avec ses bêtes des sentiments fraternels. Cela ne dépasse jamais les modestes limites du conte, mais dans ces bornes, c’est parfait. Ah ! pourquoi donc ces Hongrois veulent-ils penser à l’allemande, quand ils seraient si agréables en demeurant tout bonnement ce que la nature les a faits ! Combien ont perdu à ce jeu les qualités d’une race demeurée tout près de la terre, sans acquérir pour cela les soucieuses vertus de l’Allemand, — si l’on peut appeler vertus une infinité de défauts et une bien triste déformation de la mentalité humaine !