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dans la nature, que, dans tous les milieux et à toutes les époques, on retrouvait cet esclavage dégradant de l’instinct. Entraînés par nos maîtres, nous goûtions une sorte de sadisme intellectuel à nous dégrader nous-mêmes et à nous reconnaître sous les apparences de ces héros de roman qu’on nous donnait comme nos semblables, nos frères. Devant un type bien ignoble de la littérature d’alors, on ne se tenait pas de joie, on se pâmait d’admiration, en s’écriant : « Est-il ressemblant I Comme c’est ça ! » À notre gré, il n’y avait jamais assez de fange et d’ignominies dans ces histoires.

Ce dilettantisme de l’ordure n’était pas plus sérieux que notre dilettantisme religieux. Cependant nous nous y abandonnions avec une belle candeur. Réellement, l’âme humaine nous apparaissait abjecte, le monde une bataille de brutes obscènes et sanguinaires. L’action était avilissante, la foi une des formes de l’éternelle illusion, la science harassante, chiche de jouissances et d’ailleurs si bornée dans ses affirmations ! Nous nous flattions naïvement d’avoir fait le tour de toutes les idées… Alors, à quoi se prendre, que devenir, puisque tout mentait, ou nous décevait, puisque tout était également vil ? Le pessimisme de Schopenhauer, qui commençait alors à se répandre en France, nous confirmait dans cette pensée que tout est vain. Nous ne savions pas y lire, — non plus d’ailleurs que dans Nietzsche, — ce qu’il contenait pour les Allemands et peut-être pour l’auteur lui-même : une exaltation paradoxale de la volonté : « La volonté est primaire, disait le philosophe de Francfort : l’intellect n’est que secondaire. » En d’autres termes, la volonté est l’étoffe dont est faite toute réalité, y compris nous-mêmes. Nous ne vîmes dans ces doctrines secrètement impérialistes que la négation du vouloir-vivre, la théorie bouddhiste du suicide individuel. Nous aboutissions au nihilisme radical. Et cependant nous n’avions pas le courage de le pratiquer.

Encore une fois, que nous restait-il ?… L’amour peut-être, — l’amour, la manifestation la plus essentielle et la plus tyrannique de la volonté primordiale ?… Mais l’amour ment comme tout le reste, il est salissant et torturant lui aussi. Qu’importe ? Abîmons-nous en lui, avec la honte de nous livrer à l’instinct le plus bestial sans doute de notre nature, mais aussi avec la joie ou l’orgueil de satisfaire une des aspirations les plus hautes