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assez laid, figure commune, dos plus que rond, qui parle en faisant des grimaces obséquieuses et révérencieuses comme une vieille femme ; il s’exprime péniblement, a un grand fond d’instruction et beaucoup d’habileté à la critique littéraire. A force d’esprit, il a fait d’excellents vers sans être poète instinctif. Plein de formes modestes, il s’est mis en séide à la suite de Victor Hugo et a été entraîné à la poésie par lui ; mais Victor Hugo qui, depuis qu’il est au monde, a passé sa vie à aller d’un homme à un autre pour les écumer, tire de lui une foule de connaissances qu’il n’avait pas ; tout en prenant le ton d’un maître, il est son élève. Il sait bien qu’il reçoit de lui un enseignement littéraire, mais il ne sait pas à quel point il est dominé politiquement par ce jeune homme spirituel qui vient de l’amener, par son influence journalière et persuasive, à changer absolument et tout à coup d’opinion.

En 1822, lorsque parurent ses Odes réunies, Victor Hugo se donnait pour vendéen et sa mère me le dit souvent natif d’un bourg voisin de Châteaubriant ; alors il rédigeait avec ses frères le Conservateur littéraire : il était dévot au point qu’un jour, au bal, il détourna les yeux en voyant de jeunes personnes décollées (sic) comme on l’est pour danser et me dit : Ne sont-ce pas là des sépulcres blanchis ? M. de Chateaubriand était son dieu ; il eut à se plaindre de l’indifférence de ce grand écrivain (qui a pris ombrage à l’accroissement de l’école poétique) et cessa de le voir. M. de Lamennais fut son second prophète : il fut alors presque jésuite et crut en lui.

Aujourd’hui, il vient de me déclarer que, toutes réflexions faites, il quittait le côté droit et m’a parlé des vertus de Benjamin Constant. Il pense que cet homme sera ministre bientôt : c’est probable ; il calcule bien, mais cela m’afflige plus que je ne le voudrais. Le Victor que j’aimais n’est plus. Il était un peu fanatique de dévotion et de royalisme : chaste comme une jeune fille, un peu sauvage aussi, tout cela lui allait bien ; nous l’aimions ainsi. A présent, il aime les propos grivois et il se fait libéral : cela ne lui va pas. — Mais quoi ! il a commencé par sa maturité ; le voilà qui, entre dans sa jeunesse et qui vit après avoir écrit, quand on devrait écrire après avoir vécu.

Ce mois-ci, M. de Meyendorf, colonel russe, est venu me voir avec Edouard de Lagrange, mon ami. Il a vu sir Walter