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perdraient généralement leur latin, tout autant que perdent leur polonais les porteurs de bagages et les cochers de fiacre, qui déploient en l’honneur de l’étranger une éloquence aussi abondante et aussi cordiale, semble-t-il, que leurs collègues italiens. Si l’on ignore le polonais, c’est encore en allemand qu’on se fait le plus aisément comprendre des employés, des hôteliers, des commerçants ; les prélats et gens d’église parlent et entendent souvent l’italien ; le français est resté la langue de la haute société. J’ai assisté, durant les quelques semaines que j’ai passées à Varsovie ; à une petite révolution curieuse. A mon arrivée, j’ai trouvé dans les principaux hôtels et restaurants de la capitale le menu libellé en deux langues : polonais et français ; huit jours après, la précieuse traduction française avait disparu. Ainsi en avait décidé, m’assura un maître d’hôtel, le syndicat des garçons d’hôtel et de restaurant. Il ne m’a point paru que cette mesure simplifiât leur service ; car d’ordinaire, le client étranger, après s’être escrimé quelque temps sur le texte, rendu encore plus sibyllin par les bavures violettes de la polycopie, priait le garçon de le lui traduire en quelque idiome occidental.

Tous comptes faits, on parle français en Pologne dans les milieux universitaires et dans ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société. Assurément, c’est déjà beaucoup. Mais je crains, si nous n’y prenons pas garde, qu’il ne se passe bientôt en Pologne ce que j’ai vu, en moins de vingt années, se produire en Italie. A la fin du siècle dernier, dans les salons de Rome, de Florence et de Milan, on n’entendait guère parler que le français. Cet usage, qui nous faisait tant d’honneur, s’est perdu peu à peu, d’abord par l’invasion des héritières américaines, qui ont essayé d’imposer l’anglais, puis par le développement d’un esprit nationaliste très légitime, qui a consacré définitivement le triomphe de l’italien.

Que la langue française continue de régner en maîtresse dans les salons de Cracovie et de Varsovie, ou qu’elle cède insensiblement le pas à la polonaise, la question me semble secondaire : elle n’intéresse guère que notre amour-propre. Ce qui serait un grand malheur, c’est que le français ne fût plus compris en Pologne de l’élite, je ne dis pas mondaine, mais sociale, économique, politique, de ceux qui gouvernent le pays et de ceux qui déterminent les principales directions de sa vie