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troupeau, ne sont-ce pas toujours les mêmes ? Ne les ont-ils pas vus sortir de ce même chemin creux, chaque matin de leurs mille années ?

À une lieue de là, on roule à grand tapage sur la grise chaussée de Pont-l’Abbé, entre la grise tour du Château, et l’étang gris où viennent mourir les marées de l’Océan. Et, tout de suite, on est dans la rue Voltaire, au cœur vivant de la ville.

Quel amusement d’y revenir ! Vraiment une ville, — mais unique en France, et peut-être en Europe, car toute sa population, et non pas seulement une caste, y porte le vêtement local, si différent de celui qui règne dans l’Occident moderne. Dans cette capitale du petit monde bigouden, chaque humain me présente le style bigouden. Partout, dans les rues et faubourgs, dans les boutiques, à l’église, à l’hôtel, sur les petits bourgeois comme sur les paysans du marché, j’en retrouve les lignes sommaires, les puissants volumes, les noirceurs, les éclats, tout le riche et semi-byzantin décor.

Un style que rien n’apparente à ceux de nos modes, qui procède, semble-t-il, d’autres origines, d’une autre série de formes antérieures. C’est pour cela, sans doute, parce qu’il suggère un passé distinct en imposant à l’homme un aspect différent, que dans cette Pont-l’Abbé, où je puis entendre, pourtant, du français, chaque fois que je reviens, je me sens d’abord plus loin que dans une ville d’Amérique ou de Hongrie.

Je m’arrête quelquefois à regarder dans leurs boutiques les tailleurs, brodeurs, accroupis sur leurs tables, besicles au nez, et dont les mains besognent suivant les traditions. Par eux se transmettent, continuent de se réaliser les principes anciens du style bigouden. Ils répètent les motifs propres des broderies de Pont-l’Abbé : « l’œil de paon, » la « bruyère, » l’ « arête de poisson, » la « palmette, » qui semble, bien de dérivation romane, — on la retrouve aux chapiteaux de Loctudy. Patient travail : il faut des doigts d’homme pour pousser l’aiguille à travers le gros drap cuir doublé de toile, jusqu’à ce que sa noirceur se mue toute en or : or mat, presque rigide en sa richesse massive, où l’œil reconnaît ces thèmes, étages en larges zones concentriques. Grandeur, parti pris d’une telle