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que chez nous toute organisation manque en dehors de l’État et de son système de fonctionnaires. Chacun se défie d’autrui, évite les associations parce qu’elles semblent des instruments aux mains d’un intrigant fondateur qui fait de la réclame. Nous n’avons jamais su faire de petits corps, excepté pour dîner ou conspirer. Et Paris aujourd’hui est une grande solitude, chaque individu étant un grain de sable isolé. De même, pour d’autres causes, en province. Je ne vois que quelques associations par intérêt commun, les chambres de commerce, les chambres d’avocats, de notaires ; encore le Gouvernement défend-il toute communication publique de chambre à chambre de commerce ; il craint les ligues, ne veut pas que les individus se groupent en faisceaux. Partant, l’individu qui se fait sa carrière est en France comme le chasseur dans la forêt, voit dans les voisins des concurrents, se trouve à l’état de guerre, n’a d’alliés et d’affections que quelques parents proches et deux ou trois amis. De là le point de vue de Graindorge. Il faut des siècles pour faire l’esprit d’association. Et encore !


9 juillet.

Chez Fraülein Clara von G., pour la seconde fois. Histoire de Fanny Lewald la romancière juive (voir son autobiographie, 59 ans aujourd’hui, large, épaisse, boucles à la Mme  de Girardin, belles couleurs, beau teint), et d’Adolph Stahr[1](critique, voyageur, études sur Lessing). — Stahr était marié, avait cinq enfants ; se lie d’amitié avec Fanny Lewald. Sa femme devient jalouse. Fanny lui dit : « Traitez bien votre mari, soyez douce avec lui, ne le tourmentez pas, je vous promets que vous n’aurez aucun sujet de jalousie ; je m’en irai, s’il le faut, en Amérique. » Jalousie et tracasserie. Stahr abandonne tout, part avec un petit paquet à la main, va rejoindre Fanny, ne veut plus revenir. Après quelque temps, sa femme consent au divorce, va vivre à Weimar avec ses cinq enfants d’une pension que lui fait Stahr. Celui-ci épouse Fanny. Neuvième ciel. Ils s’adorent. Heilbuth, qui les voyait à Rome, me les dépeignait comme grotesques, Stahr maigre, jaune, nerveux, long, valétudinaire, plus de cinquante ans ; Fanny boulotte, quarante ans, se pendant à son bras avec des yeux tendres. L’ancienne et la nouvelle femme sont maintenant très bien ensemble, se voient,

  1. 1802-1876.