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ressenti une impression toute semblable à regarder avec vous la future fondatrice de Saint-Cyr, — tout enfant dans ce sombre donjon Huguenot de Mursay, flanqué de ses huit tours imprenables, — puis, grandelette, dans le couvent des Ursulines du faubourg Sainte-Anne, disputant sur sa foi première et cédant ; — ensuite dans le salon littéraire du pauvre Scarron où l’infirme tenait bureau d’esprit « entre Ninon qui faisait le philosophe et des Académiciens qui faisaient les coquettes, » — veuve après cela, et installée dans une grande et belle maison de la rue de Vaugirard où elle élève secrètement les enfants deux fois adultérins de Mme de Montespan, — à Versailles recevant le Roi dans sa ruelle, — à Saint-Cyr enfin, le suprême asile où elle devait être exposée, morte et vêtue de sa robe noire, dans sa chambre au meuble bleu. Et c’est toujours, dans ce décor si divers, les mêmes yeux aux prunelles observatrices, la même bouche réfléchie et volontaire, et chez cette femme jetée dans des circonstances si bien faites pour désorbiter les puissances intimes d’une âme, le même effort de rester celle que Louis XIV appelait « sa solidité. »

Sa naissance seule semblait l’avoir prédestinée à la contradiction et au déséquilibre. Elle était la fille d’un père et d’une mère que séparaient vingt-cinq ans d’âge, lui Huguenot et de quelle race, — elle passionnément catholique. À cette époque, des divergences de cette sorte ne demeuraient pas limitées au domaine du dogme. Elles impliquaient la guerre et des luttes à mort. Vous nous illustrez cette frénésie des conflits religieux d’alors par une anecdote bien saisissante, quand vous nous montrez Jehan d’Aubigné, le père d’Agrippa, et par conséquent le bisaïeul de Françoise, passant par Amboise. Il montre à son fils les cadavres de ses amis balancés à la porte et, mettant la main sur la tête du jeune garçon qui avait huit ans, il lui dit : « Mon enfant, il ne faut pas que ta tête soit épargnée après la mienne. Si tu l’y épargnes, tu auras ma malédiction. » Voilà une des traditions que Françoise d’Aubigné trouve dans son berceau, si l’on peut dire. A peine a-t-elle le temps de s’en imprégner et déjà ses parents catholiques s’emploient de toute leur énergie à la pénétrer d’une foi contraire. Très justement, à mon sens, vous discernez dans ce dualisme le trait le plus intime de cette nature, qui ramassait, qui résumait en elle le conflit dont souffrait la France depuis le milieu du XVIe siècle. On demeure frappé, en lisant vos remarques sur l’éducation de Mme de Maintenon, puis sur la révocation de l’Edit de Nantes, de l’analogie surprenante qui s’est rencontrée entre le malaise subi par cette conscience de femme et le malaise que traversait à la même époque