Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trace de votre vote politique ? — Vous ne me convaincrez pas, reprit Carnot ; j’aurais dans ma poche une grâce bien cimentée de la parole royale, que je n’y aurais pas confiance ; le lendemain de son élévation au trône, le roi serait peut-être obligé de la révoquer. » Avec une remarquable clairvoyance de l’avenir, l’interlocuteur insista : « Allons au fond des choses : nous sommes poussés vers l’une ou l’autre des deux formes les plus redoutables de la tyrannie, à savoir l’anarchie ou le despotisme militaire. Encore une fois, je vous en prie, venez à nous, unissez-vous à Barthélémy. » Derechef, Carnot se déroba. Peut-être gardait-il l’illusion d’un gouvernement de juste milieu dont il serait le chef : « Je ne peux, dit-il, me faire l’accusateur de mes collègues. » Avec un optimisme feint ou réel, il ajouta : « Vous vous exagérez le danger. » Et sur ce mot, l’entretien se termina.

Il ne restait qu’à attendre passivement le coup, ou à le prévenir à tous risques en attaquant soi-même. Aux Inspecteurs de la salle, des nouvelles arrivaient, marquant toutes l’imminence du péril. Souvent elles étaient transmises par les propres amis du Directoire, les uns agissant par humanité et pour que les victimes pourvussent à leur salut, les autres voulant, en cas d’échec, se ménager par avance un titre à l’impunité. Plusieurs offres de concours parvinrent aux Conseils. La plus audacieuse fut celle d’un ancien colonel de la garde nationale. Il proposa à l’un des inspecteurs, le général Mathieu-Dumas, de réunir quelques centaines d’hommes résolus, d’envahir avec eux le Luxembourg, d’en prendre possession, de tuer Barras et Reubell. La seule condition était que Mathieu-Dumas s’engageât par avance à couvrir l’entreprise de son assentiment. « Mais c’est un assassinat, » répliqua le général tout effaré. Plus tard, il racontera à Napoléon l’aventure. « Vous fûtes un imbécile, » lui répliquera l’Empereur. Cependant, vers le milieu de fructidor, les indices s’accumulèrent, si nombreux, si précis, que le droit de légitime défense autorisait à tout oser. Soit arrière-scrupule, soit hésitation, on décida de tarder encore, et l’on s’appliqua à enrichir de nouvelles révélations le dossier déjà prêt. Enfin, le 17 fructidor, les plus résolus décidèrent que le lendemain Vaublanc, l’un des inspecteurs de la salle, entamerait l’attaque à fond d’où pourrait sortir la mise en accusation du Directoire. Mais déjà il était trop tard, et ce jour du 17 fructidor devait être le dernier de la république libérale.