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importe qu’il y ait des tentatives absurdes, concluent-ils, « l’Art a besoin du ferment de l’absurde. »

C’est exactement le contraire qui est vrai. À toutes les grandes époques de l’Art, les génies les plus personnels et les plus novateurs ont commencé par être fort sages et tout à fait respectueux. Leurs premières œuvres sont souvent si timides qu’on les prend parfois pour celles de leurs maîtres eux-mêmes. Toute l’histoire de la Renaissance le prouve ; celle de Watteau, de Chardin le confirme. Même dans les temps modernes, les plus hardies découvertes dans le domaine de la nature ou du sentiment ne sont nullement sorties d’excentricités, d’exagérations, ni de négations. Elles en ont été plutôt suivies. C’est à la fin de sa carrière et non à ses débuts que Turner fut excessif et, si l’on veut, absurde. Corot a été fort classique pendant toute la formation de son talent, Degas aussi. Rodin n’est devenu un peu déconcertant que passé le midi de sa vie. Bien loin que les négations violentes et les partis pris d’originalité soient nécessaires à l’élaboration d’un art nouveau, l’expérience nous montre toujours les génies destinés à renouveler le monde commençant par être des élèves appliqués. Ce sont proprement les tempéraments faibles qui se soustraient à la discipline au lieu de s’en fortifier. Si l’erreur contraire a pu se répandre, c’est par un effet de perspective qui nous cache les plus grands faits et les plus grands maîtres pendant des siècles et qui fait tenir toute l’histoire de l’Art entre l’Enterrement à Ornans et l’Olympia. Ce n’est vraiment qu’un instant dans la suite des révolutions esthétiques, et si cet instant obture aujourd’hui la vision des critiques, demain rétablira l’optique vraie, celle où l’on voit clair.

Or, quand on voit clair, qu’est-ce qu’on voit ? Ceci, avec une continuité telle et une telle universalité qu’on y trouve presque la rigueur d’une loi naturelle.

Tout l’effort des maîtres anciens a été d’ajouter, s’il se pouvait, aux progrès de leurs devanciers, mais sans rien en renier ni en laisser perdre. Pendant toute la période vivante et ascendante de l’Art, on a cherché à faire mieux qu’avant et non à faire autrement. On n’a cherché à faire autrement que le jour où l’on a désespéré de faire mieux. Et c’est seulement le jour où l’on n’a plus pensé pouvoir faire autrement en faisant bien qu’on s’est avisé de faire autrement en faisant mal, c’est-à-dire