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que, depuis plus d’un siècle, l’Empire Turc a toujours été maintenu à Constantinople par l’accord plus ou moins intime, plus ou moins sincère, mais qui se retrouve toujours, des grandes Puissances européennes. On aime mieux à Constantinople une Puissance qui n’est pas européenne et qui est faible, que d’y voir ou l’Autriche ou la Russie. Or de deux choses l’une : ou, Méhémet-Ali conquérait Constantinople, et alors il n’y avait rien de changé, et c’était toujours une Puissance non européenne qui régnait sur le Bosphore, avec cette différence pourtant que, du moins pendant la vie de Méhémet, cette Puissance serait moins faible que n’était la Turquie et pourrait susciter des embarras ; — ou un partage d’Empire se faisait entre la Turquie et Méhémet, et il y avait vers le Bosphore deux Turquies, toujours en guerre déclarée ou latente, dont tantôt l’une, tantôt l’autre, chercherait toujours à appeler à son secours, soit l’Autriche, soit la Russie. Le statu quo dans les deux cas ou valait autant ou valait mieux.

L’Europe entière, avec la Russie elle-même, le comprit, et s’entendit pour décourager, entraver, et refouler Méhémet. La France seule, c’est-à-dire Thiers, protégea Méhémet, l’encouragea sous main, s’isola ainsi du reste de l’Europe. C’était véritablement contraire à toute la politique que Thiers avait exposée maintes fois. Il avait dit bien souvent, il avait toujours dit depuis 1830 qu’il fallait agir dans l’intérêt français près de la France, en Belgique, en Suisse, en Italie, non pas loin de la France, non pas en Pologne par exemple ; il avait toujours dit qu’il ne fallait nulle part agir sans alliance. On ne voit pas quel grand intérêt français le faisait ainsi changer de manière de voir et adopter une politique d’isolement aventureux.

Il faut dire que l’opinion publique, sans qu’on sache, ni sans qu’elle ait su bien pourquoi, était en France extrêmement favorable à Méhémet. On peut croire que Thiers se laissa entraîner. Le certain, c’est qu’indisposée des sentiments et même des menées de la France, l’Europe se passa d’elle pour régler les affaires d’Orient et signa une convention à ce sujet sans sa participation et à son insu. Cette surprise était une injure assez grave. La Sainte-Alliance semblait reformée, on pouvait se croire en 1815. L’irritation fut grande en France. On voulut la guerre. Thiers la voulut aussi, ou il s’en fallut de peu. Il arma. Il proposa d’autres armements formidables. La folie de la guerre