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prennent à l’Histoire de la Révolution vient certainement de là. Dumas père disait à Lamartine après les Girondins : « Vous avez élevé l’histoire à la dignité du roman. » Il ne faut jamais mériter cet éloge ; mais Thiers, aussi, est trop à l’abri de la sanglante critique involontaire que contient cette louange.

De même ceux qui ne s’intéressent point assez à leur gré à l’Histoire de l’Empire, c’est qu’ils y cherchent le genre de charme que renferment les Mémoires, et il faut confesser qu’ils le chercheront en vain. Thiers n’est ni pittoresque, ni circonstancié, ni, dans la peinture des individualités, menu, aigu et vivant. Ce que fait cet administrateur en écrivant l’histoire, ce sont des rapports, des rapports complets, ordonnés et lumineux. A mon avis, c’est la véritable histoire moderne, aussi éloignée des prestiges du poème épique que des généralités de la philosophie de l’histoire ; mais quelque chose des qualités de l’histoire telle qu’on la faisait autrefois ne serait pas, après tout, de trop.

C’est ainsi que là encore, les hommes, tous ces hommes si divers qui entourent le Premier consul et l’Empereur ne vivent point d’une vie individuelle nettement rendue sensible. Passe encore pour eux ; on peut les dire offusqués et rendus indistincts par l’ombre du colosse. Mais le colosse lui-même, si bien connu dans tout ce qu’il a fait, semble l’être mal dans ce qu’il était. Quel fut, en définitive, quel fut au fond ce caractère et cet esprit, je le vois mal après les vingt volumes de Thiers, après même le résumé, très beau du reste, des dernières pages. Thiers n’aime pas à se tromper ; et c’est pour cela qu’il s’aventure peu ; mais j’aimerais mieux qu’il m’eût donné de l’âme de l’Empereur une idée enrouée, que je pourrais discuter et corriger, mais qui resterait fortement imprimée dans mon esprit, que non pas qu’il se borne à une appréciation molle, en quelque sorte, sinueuse et hésitante. Un puissant esprit, dévoré d’ambition et fataliste comme un joueur, cela n’est pas faux, sans doute ; cela paraît mince et étroit pour un homme de cette grandeur. Je tremble que ce ne soit la vérité ; mais cependant je me dis que les hommes de la même « famille, » les César, les Pierre le Grand, les Richelieu, n’ont pas eu qu’ambition et besoin d’action ; qu’ils ont eu un dessein, égal à la grandeur de leur intelligence et digne d’elle. En prêter un à Napoléon ne serait peut-être que lui rendre justice.