Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surtout dans la question sociale, c’est combien cette question qui occupait tous les esprits et qui paraissait l’unique affaire nationale était une question particulière. Quoi donc ? Pour deux ou trois millions, au plus, d’ouvriers, ceux de la grande industrie, qui gagnent leur vie, mais qui ont des chômages, c’est tout le système économique, politique, social et moral de trente-cinq millions d’hommes qu’il faut changer ! Car ce n’est pas moins que demandent les réformateurs socialistes. Il existe une classe, intéressante sans doute, mais au même titre que toutes les autres, à laquelle, tout comme à la noblesse, tout comme au clergé, tout comme à la magistrature, la Révolution française n’a pas profité. Elle a profité un peu à la bourgeoisie, beaucoup aux paysans qui, après tout, sont la France ; sensiblement au petit commerce, à l’employé, à l’ouvrier de petite industrie. Elle a nui à la noblesse, au clergé, à la magistrature, elle n’a pas nui (puisque leurs salaires augmentent dans une progression plus rapide que renchérissement des denrées), mais elle a peu servi, il est vrai, aux ouvriers de grande industrie. Et c’est pour cette seule classe qu’il faudrait abolir la propriété, ou essayer d’autres systèmes susceptibles de troubler aussi profondément un système social qui, existant de toute éternité, sauf en Orient, a bien l’air d’être fondé sur la nature même des choses ! C’est une entreprise disproportionnée. C’est trop pour trop peu. La nature n’agit pas ainsi, la société ne doit pas agir ainsi.

Le mal, le mal profond de l’ouvrier de la grande industrie, c’est que sa vie est aléatoire parce que son travail est irrégulier, et son travail est irrégulier parce que l’objet en est flottant. Le paysan travaille la terre qui a de bonnes et de mauvaises années, mais qui pourtant ne manque jamais. L’ouvrier de grande industrie produit des choses qui ordinairement sont vendues, mais qui peuvent ne pas l’être. Les besoins de la consommation ne peuvent être que soupçonnés, non prévus exactement. Tantôt il y a, relativement à ces besoins, production insuffisante, tantôt surproduction. Dans le premier cas, travail excessif, bonnes payes et tentations de dépenses excessives aussi : mauvais moment. Dans le second cas, arrêt, chômage : moment plus mauvais encore. La condition de l’ouvrier de grande industrie est donc anormale. Mais n’est-il pas clair que c’est là une loi naturelle devant laquelle se heurte toute tentative de remède, puisque c’est exactement la même que celle