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Jusqu’à la Révolution, la machine politique, c’est-à-dire, en somme, le gouvernement, était aux mains des privilégiés. Le Roi menait les affaires publiques avec le concours de la noblesse, du clergé et des parlementaires : les classes faisaient naturellement la politique des classes. Le Tiers-Etat resta longtemps parlementaire ; puis, avec les encyclopédistes, il réclama le gouvernement de l’opinion. Ecrivains, journalistes, publicistes, orateurs, établirent la prépondérance des assemblées sur les conseils. Mais le nombre de ces « élus, » qui, la plupart du temps, se choisissent eux-mêmes, est encore restreint ; la masse n’est pas l’opinion, tant s’en faut : si elle vote, son vote même est capté, canalisé, dévié ; elle est menée.

Pendant la Révolution, la « machine » se compose des sociétés, des comités, des clubs, des « communes : » un très petit nombre d’hommes, qui n’ont d’autres titres que leur violence même, exercent une dictature d’autant plus tyrannique qu’elle est moins nombreuse. Ses excès et ses violences la renversent ; le système consulaire met fin à la Révolution en retirant la « machine » aux Comités et aux Assemblées et en la confiant aux compétences. C’est l’ère des « Jacobins arrivés, » commissaires devenus préfets, administrateurs, jurisconsultes, militaires. Ceux-ci notamment représentent un grand élément d’ordre et de discipline. Mais ils ont pour fonction la guerre ; la paix de l’Empire est la paix des soldats : contradiction. Dès que l’Empire est battu, le système s’écroule. La « machine » finalement reste aux mains des administrateurs et des hommes de loi. Une nouvelle catégorie se joint à eux, celle qui représente essentiellement la paix : les Industriels. Les personnages de Balzac gouvernent la France. La transition est très frappante, de Molé à Guizot et de Guizot à Thiers. L’argent règne. Ces derniers « privilégiés, » les censitaires, préparent, par leurs querelles, la Révolution nouvelle. 1848 institue le suffrage universel et Napoléon III est élevé sur le pavois de la démocratie. En fait, il gouverne encore avec les derniers grands bourgeois.

En effet, les hommes qui sont nés sous le régime du suffrage universel n’auront vingt-et-un ans, — l’âge du vote — qu’en 1870 ; les premiers arrivés de ces « nouvelles couches » ne seront aptes à voter consciemment qu’après cette date ; même, elles ne se présenteront en masses profondes devant l’urne que dix ou quinze ans après. Cela n’a pas été historiquement observé : c’est