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foule follement exigeante et le dictateur éphémère ou le Parlement divisé, qui seraient sommés par elle de la contenter sans réserves et sans délai ! La civilisation ne pourrait manquer de périr ou de rétrograder grandement dans une pareille tourmente ! — Anticipation frappante, à laquelle M. Sylvestre répond, comme jadis son maître Jean-Jacques, qu’il faut préférer la liberté à une vaine civilisation ! Mais c’est là une riposte si faible et si puérile aux solides propositions de Sorrède que Sand était assurément d’accord à cette heure avec l’homme d’expérience dont elle formulait les arguments en termes si persuasifs et si énergiques.

Pour terminer par une sorte de parabole, — fort instructive puisqu’elle est aussi une histoire vraie, — nos considérations sur le mysticisme social, nous emprunterons à un distingué publiciste[1] le récit qu’il donnait récemment dans un grand journal parisien d’un événement qui n’a guère qu’un demi-siècle de date. — Sur les confins de la colonie du Cap et du Natal vivait la riche et guerrière nation des Kosas, soumise pour ses deux tiers environ par les armes britanniques, après huit guerres meurtrières. Un matin de mai 1856, une jeune fille kosa, allant puiser de l’eau dans le ruisseau qui coulait près de sa case, vit sur la berge un groupe de personnages d’aspect étrange ; elle courut chercher son oncle, un certain Umhlakaza, qui reconnut dans l’un des survenants son frère, mort plusieurs années auparavant. Il se rendit compte de la sorte qu’il avait affaire à des esprits. Ceux-ci lui expliquèrent qu’ils venaient de très loin pour apporter la prospérité aux Kosas et la confusion à leurs ennemis, à la condition d’être fidèlement obéis dans leurs prescriptions salutaires. Ils avaient choisi Umhlakaza pour faire connaître leur volonté à ses compatriotes.

Ils prescrivirent d’abord de leur offrir un bœuf en sacrifice. L’homme leur donna satisfaction, et bientôt, la nouvelle de sa mission se répandit dans le pays. Les pèlerins se pressèrent pour le consulter comme un oracle. Les esprits n’apparaissaient plus a ce moment, mais ils tenaient des conciliabules souterrains dont la nièce d’Umhlakaza, debout dans le lit du ruisseau, pouvait seule percevoir les échos que son oncle interprétait ensuite

  1. M. Réginald Kann, dans le Temps du 23 mars 1920.