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corpulence, les cheveux et la barbe encore noirs, le teint fleuri, l’œil unique d’où jaillissaient des étincelles, la voix sonore quoique parfois voilée, une conversation abondante en traits frappants, en tours sinueux, en retours imprévus, tout cela plein de charme, avec un roulement de gasconnade à la Henri IV, avec une belle humeur fine et légère à la française et, dominant le tout, une autorité naturelle qui laissait percer, cependant, les origines méridionales et la veine populaire, cet ensemble avait de quoi surprendre, séduire et conquérir le jeune Picard, bien embarrassé de sa personne, qui comparaissait devant « le Président. »,

Gambetta voulut bien parler de mes articles sur Richelieu et sur Henri IV ; .il dit aussi quelque chose de Mirabeau et de Talleyrand, auxquels son ami M. G. Pallain venait de consacrer de belles études. Il me pressait, me questionnait, voulait arracher à ma jeune érudition des aperçus ou des préceptes qu’elle était bien incapable de lui livrer. Et puis, il fit un crochet, mit sur le tapis la politique du jour, me questionna sur la jeunesse d’alors, sur ses travaux, ses tendances et, finalement, il insista sur le devoir politique de la génération qui arrivait à l’existence en même temps que la République : il me dit qu’il ne fallait pas me confiner dans les études abstraites, loin de l’action ; il me convia à ne pas m’écarter de la vie publique et à suivre la carrière des Affaires étrangères : « Il nous faut des jeunes hommes, » disait-il. Il ajouta qu’il en parlerait de lui-même au ministre des Affaires étrangères qui venait de remplacer le duc Decazes, M. Waddington. Il m’invita à revenir le voir souvent, à le tenir au courant de mes études, à collaborer assidûment à la République Française. Sa porte m’était ouverte. Je trouvai, désormais, auprès de lui le même accueil, avec une nuance croissante de bienveillance et d’affection. Quand il devint Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, il m’appela à son cabinet.

Ce fut alors la période vraiment humaine et mélancolique de cette prestigieuse carrière ; et cette période si courte, mais si dramatique, je la vécus près de lui. J’ai vu l’ascension attendue et la chute soudaine ; j’observai la jalousie du destin, la cruauté des partis, la misère des choses humaines, la facilité du mal et la difficulté du bien. Gambetta, dans cette crise haletante où il jouait son honneur et sa vie, m’apparut plein d’ardeur et de foi, mais déjà comme appesanti par le fardeau du devoir : ses