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de se livrer, tandis que sur le ciel gris se rassemblaient de petites compagnies de tourterelles, à ce jeu des souvenirs dont il était possédé au point qu’il n’y avait pas pour lui, dans ces vastes terres, un guéret, une haie de tamaris ou de prunelliers, une levée dans les marécages, la flèche d’un colombier ou d’un moulin, qui ne fussent à ses yeux autant de témoins d’un passé que rien ne pouvait l’empêcher de revivre.

Au lieu de cela, de cette sourde magie de l’automne et de sa grande mélancolie, c’est la brûlante ardeur d’un été torride, l’air surchauffé, cette poussière de simoun et ce bleu du ciel en fusion que l’hôte disparu de cette campagne a connu jadis à Biskra ou à El Aghouat. Cette rue d’El Aghouat, qu’il a peinte une fois d’un pinceau chargé de toutes les vives teintes de l’Orient et qu’il décrit « étroite, raboteuse, glissante, pavée de blanc et flamboyante au soleil, » nous pouvons imaginer un instant que c’est cette rue du village de Saint-Maurice, longue, pénible, serrée entre de petites cours, des habitations étroites et dont les épaisses masses rousses des vignes disparues ne forment plus la limite.

« La Rochelle, située en plein pays de vignobles, » dit une vieille ordonnance du temps de Charles VII. Ah ! que cela est loin ! Si Dominique venait de nouveau habiter son vieux logis des Trembles, il ne pourrait plus espérer achever ses jours à Saint-Maurice, « maire de sa commune et vigneron ; » la dévastation de l’industrie a passé ici ; elle a desséché les marais, tracé des routes, corrigé le paysage, et ce petit buisson de la colline avec le chemin creux qui n’était rien, mais qui était tout, puisqu’en passant il faisait penser à Ruysdaël, tout cela a disparu dans une sorte de grand cataclysme niveleur et désastreux ; et pour le pressoir, ce pressoir dont Fromentin, au début de son ouvrage, a parlé comme d’un être vivant, composé de « charpentes, de madriers, de cabestans, de roues, » de treuils gémissant dans « la moiteur des raisins pressés, la chaude exhalaison des vins qui fermentent, » nous apprendrons tout à l’heure qu’il s’en est allé, lui aussi, de la maison de Saint-Maurice, pièce à pièce et morceau à morceau, avec les souvenirs.

« Amie, ma divine et sainte amie, écrivait Eugène Fromentin durant l’été de 1844, après la mort de celle qu’il avait nommée Madeleine, je veux et vais écrire notre histoire commune, depuis le premier jour jusqu’au dernier. » cette