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aspect d’habitation funéraire que les silos de Médénine. Sous son blanc linceul, il est clos et aveugle de tous côtés, il est vide et inhabité. Personne non plus aux alentours, personne sur la barque à l’abandon, la barque unique, qui dresse ses vergues sans voiles au-dessus des écueils, et qui a l’air immobile comme la mer elle-même. Avec son museau de dauphin, elle évoque ces barques très archaïques qui sont peintes dans les hypogées d’Egypte, et qui transportaient les morts sur le Fleuve infernal. Au-dessus, une falaise aux parois lisses et perpendiculaires comme un mur, la falaise où est bâti le bordj à peu près invisible. On dirait le rivage escarpé de l’Ile des Morts… Et, ceignant toute la courbe de la baie, se déployant à l’infini, une mer de sable, une mer vermeille qui semble manger la mer bleue des Syrtes, la dévorer, la recouvrir petit à petit, — immense nappe d’or tout unie, sans une ondulation, où n’apparaissent, çà et là, que de grosses boules végétales, pareilles à des récifs dans une eau calme.

De ce grand paysage léthargique, il se dégage une impression d’effroi. C’est l’épouvante dans la clarté, l’horreur panique des pays de soleil… Mais, derrière les flots bleus solidifiés, le regard qui se tend, finit par découvrir, derrière un voile de brumes légères, quelque chose de joyeux, de doré et de chatoyant, qui ressemble à une terre de mirage. De loin, cela a beau être charmant, ensorcelant, comme l’éternelle illusion, cela est réel. Cette terre, enveloppée de vapeurs fantastiques, c’est Djerba, l’île antique des Lotophages.

Depuis des millénaires, elle a fasciné le navigateur errant, Homère l’a chantée. Ulysse, ballotté par la tempête, tira les nefs fatiguées sur le sable de ses plages. Enivrés par la liqueur délicieuse du lotos, ses compagnons faillirent y oublier la patrie, au milieu des voluptés étrangères. Ils avaient bu et mangé le fruit de rêve, qui amollit les courages. Pourtant ce fruit divin était réel comme la terre qui le porte. Sous ces fables des Grecs, il y a toujours de la réalité, comme derrière les mirages de la Méditerranée, il y a des îles et des continents. Le lotos n’est pas une imagination de poète. De graves historiens l’ont décrit. Il avait, nous disent-ils, une saveur exquise, un parfum délectable. Il tenait à la fois de la datte et de la figue, et il offrait une belle couleur dorée. Ses baies grosses comme celles des myrtes, formaient de véritables grappes d’or….