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On apercevait par la fenêtre ouverte la grande table du jardin d’où s’élevait un faible murmure de voix. Les servantes emportaient déjà les bouteilles vides et les remplaçaient tout aussitôt.

Le silence dans la salle était complet, et lorsqu’on attendit le premier service, tout le monde se regarda. Le baron et Mme Adélaïde se tourmentaient laborieusement pour trouver un sujet de conversation. Mais ils n’en découvraient aucun, et le besoin de rire qui oppressait Jeanne et Roger grandissait, les serrait à la gorge, partait quelquefois par fusées vite retenues, pareilles à ces minces filets qui s’élancent entre les doigts quand on veut boucher un jet d’eau avec la main.

Alors le maire, qui venait de boire un verre de vin, proclama : « Un bien beau temps. » Le curé y consentit : « En effet, si ça peut continuer, ce sera fameux pour la récolte. » Le baron se crut obligé d’intervenir : « Elles sont belles, les récoltes ? » Il appartenait naturellement au maire de répondre : « Oui et non ; ça dépend des contrées : les blés s’annoncent pas mal, mais l’avoine est chétive. Faut pas se plaindre du grain ; il est, comme qui dirait, à satisfaction ; mais la paille manque. » Anselme qui mangeait du pain, en attendant autre chose, glissa un : « Y a de la pomme, » qui fit éclater tout à fait les deux jeunes gens. Jeanne trouva cependant une raison à cette gaîté : une des servantes avait failli, disait-elle, tomber sur le gazon en apportant un grand plat.

Un superbe turbot, couché sur un lit de persil, apparut, flanqué d’une soupière pleine de sauce à la crème. Alors un recueillement se répandit et tous les yeux demeuraient fixés sur le poisson, suivant attentivement les mouvements de la baronne qui le dépeçait avec lenteur.

Le silence recommença, et aucun bruit non plus ne venait du jardin. Tout le monde mangeait, ne pensant pas à autre chose.

Un grattement se fit contre la porte seulement poussée ; elle s’ouvrit, et le petit chien jaune qui, le matin, courait après les moineaux sur la route, se faufila dans l’entrebâillement, avec un regard humble, affamé, la tête basse, et remuant la queue. Il avait suivi la foule, attiré par les exhalaisons du festin. Jeanne, saisie par une tendresse, le prit aussitôt sur ses genoux, et, l’embrassant, lui fit lécher son assiette. Le Maire le reconnut : « Tiens, Moïse, le chien du père Bardou. En voilà un nageur ! il pique de la falaise. » Et comme tout le monde le regardait sans comprendre, il fut ravi de raconter que le père Bardou, un vieux braconnier, élevait ce chien pour le dresser, quand un chasseur de Fécamp lui en offrit un plus beau. Alors le bonhomme alla se promener avec celui-ci sur une pointe de la côte, et le précipita dans la mer ; mais la pauvre bête, malgré la hauteur de