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sa mère occupée dans les environs. Celle-ci, quand elle reconnut la demoiselle, recommença ses politesses, et expliqua quelle ficelait ainsi « son pauvre manant de gars » toutes les fois qu’elle s’éloignait un peu, afin qu’il gardât la maison, car personne alors n’y pouvait entrer sans qu’elle fût prévenue par ses hurlements.

Jeanne, après avoir donné quelque argent à la femme, détacha l’aveugle et l’emmena sans qu’il fit de résistance, car il avait sans doute conservé quelque vague souvenir de confitures. A partir de ce jour, sa sœur ou quelqu’un de ses frères le conduisit chaque matin à la maison de la jeune fille et il en connut bientôt si parfaitement le chemin qu’il y venait tout seul en tâtant les murs, se guidant ensuite aux haies des clôtures et aux bornes de la route.

Jeanne le bourrait de bonbons, le lavait, le peignait, le faisait propre. Elle s’amusait à la bienfaisance : c’était son joujou méritoire, une pieuse et charmante récréation. Elle lui apprit d’abord à parler, puis, peu à peu, éveilla son intelligence. Lorsqu’il parvint à la comprendre, elle peupla d’histoires les ténèbres de sa pensée, lui raconta l’Ancien Testament d’une façon plus merveilleuse encore que dans la Bible, y mêlant des contes de fées et des aventures des Mille et une nuits. Puis elle lui faisait répéter ce qu’elle avait dit, s’amusait énormément de ses erreurs, car sa compréhension confuse distinguait mal les patriarches d’avec les princesses orientales et ne s’étonnait pas davantage de l’existence des bêtes fantastiques que des plus simples réalités.


Au chapitre qui raconte les impressions, les sensations et les surprises dont était faite la vie « charmante et libre » de la jeune fille, il manque dans le texte définitif cette évocation du couvent exprimée dans le « Vieux Manuscrit : »


Quelquefois, sans qu’elle sût pourquoi, de vieilles images du couvent surgissaient tout à coup comme des apparitions. C’était le dortoir avec tous ses lits drapés de rideaux blancs et la pâle veilleuse au milieu, qui semblait éclairer les souffles inégaux des pensionnaires endormies ; ou bien elle reconnaissait le réfectoire dont les tables alignées se prolongeaient sous la voûte de la grande salle. Au centre, les huit bonnes sœurs, en cornette blanche, mangeaient ensemble avec des mouvements silencieux et tranquilles. Et elle sentait les exhalaisons de la cuisine, l’odeur moisie des corridors, le parfum des acacias dont le jardin était rempli. Alors ses anciennes amies lui apparaissaient. Elle les trouvait plus charmantes de loin, comme si la distance eût apporté une augmentation à sa tendresse. Elle aurait voulu les embrasser, leur raconter son bonheur ; et comme le temps des vacances approchait, elle comptait faire à Julie, sa mieux aimée, la