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Le coupé était entré dans la cour d’un vieil hôtel. Le même laquais aida petite mère à descendre et la remit aux mains d’une grande fille de chambre qui attendait sur le perron. C’était une Normande du pays de Caux, forte et bien découplée comme un gars. Quoiqu’elle eût à peine seize ans, elle en paraissait au moins vingt. Sa robe craquait sous l’exubérance de ses seins. Sa figure colorée semblait l’éclosion d’un printemps et l’on devinait qu’elle devait sortir de cette terre grasse et nourrissante qui produit les océans de blé, les gros bestiaux et les belles pommes.

Son maître prétendait toujours qu’il sentait le cidre en la voyant.

Jeanne l’embrassa ainsi qu’une amie ; puis elle monta dans sa chambre et s’enferma ; car on éprouve le besoin d’être seul dans les joies comme dans les douleurs excessives.

On l’avertit pour le dîner, elle descendit ; son père l’attendait dans la salle.

Il paraissait déjà presque un vieillard à cause de ses cheveux blancs qu’il portail longs. Il était maigre, riait souvent, et quand sa bouche restait sévère, ses yeux encore gardaient un sourire mobile et doux qui le faisait aimer de tout le monde.

Jeanne et lui ouvrirent les bras et restèrent embrassés, longtemps.

— D’où viens-tu ? dit-elle.

— D’Yport.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un village.

— Où çà ?

— En Normandie.

— Que faisais-tu ?

— J’achetais une maison.

— Pour qui ?

— Pour toi.

Elle ne comprenait pas et le regardait, l’interrogeant. Il reprit :

— C’est mon cadeau pour ta sortie du couvent.

Elle lui sauta au cou, puis, tout de suite, voulant savoir :

— Comment est-ce, Yport ?

— Un bois dans une petite vallée ; au bout du bois, le village ; après le village la mer qui baigne, à droite comme à gauche, le pied de deux grandes falaises toutes blanches.

— Et ma maison ?

— Tu la verras.

— Je veux savoir.

— Une vieille ferme dans le bois.

— Explique, je veux.