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Elle embrassa une dernière fois la bonne sœur qui pleurait, mit une pièce d’or dans le tronc des pauvres, suspendu près de l’entrée du parloir, jeta un regard d’adieu dans la cour, sur les murs, sur toute cette physionomie de maison si connue où elle avait passé cinq ans de sa jeunesse : puis elle prit le bras de petite mère que son hypertrophie, jointe à une grosseur immodérée, empêchait presque de marcher, et, l’œil sec, le cœur léger, elle passa, pour ne plus revenir, le seuil détesté du couvent, dont la haute porte se referma derrière elle, lourde, retentissante, infranchissable pour les autres.

Un coupé bleu attendait dans la rue. Petite mère y monta d’abord, soutenue, et poussée par un grand laquais en culotte courte ; elle s’affaissa, en geignant, dans un coin et toute la voiture plia comme si elle allait basculer. Jeanne, légère comme un rêve, s’assit à son côté, et, par la portière ouverte, elle regarda filer les maisons.

Quand la grosse dame eut soufflé quelque temps, elle posa la main sur le genou de sa fille :

— Eh bien ! mignonne, es-tu contente ? dit-elle.

— Oh ! oui, petite mère, bien contente.

Et leurs doigts se prirent et restèrent enlacés comme des doigts d’amoureux.

Elles ne parlèrent plus ni l’une ni l’autre. Jeanne regardait toujours les maisons courir et des secousses de joie lui battaient le cœur comme des vagues. Elle était tout enveloppée d’une pensée unique, affolante : « elle n’irait plus à cet affreux couvent ; » et, de là, comme d’une source, découlaient des suites de plaisir, de bonheurs indéfinis. Elle apercevait les hauts sommets de cette vie qui s’ouvrait devant elle, les grandes félicités dont elle rêvait depuis son enfance ; mais elle se réjouissait encore plus à la perspective de tous les riens importants dont sont faites les allégresses de jeune fille. Elle aurait sa chambre, ses meubles à elle, se lèverait quand il lui plairait, n’entendrait plus cette horrible cloche qui coupait toujours les plus beaux songes. Elle irait, en soirée, danserait, monterait à cheval, ferait des visites, lirait des romans, et, au lieu de passer, comme chaque année, son congé dans une petite maison d’Auteuil, elle commencerait cette vacance illimitée par un voyage au bord de la mer.

Tout cela se déroulait, palpitait, emplissait son horizon ; et puis là-bas, plus loin, au-dessus de la terre, dans un nuage qui avait des roseurs d’aurore et des resplendissements de soleil, elle distinguait, vaguement encore, comme l’ébauche d’une apothéose éblouissante, l’Amour et le Mariage.

— Père est à la maison ? dit-elle.

— Non, ma fille, mais il reviendra ce soir.