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en se superposant les unes sur les autres, avaient accumulé d’incroyables obscurités, en sorte que, pour proscrire avec méthode, il ne suffisait pas d’être impitoyable, il fallait en outre être bon juriste. Juriste, Merlin l’était plus que personne ; impitoyable, il l’était pareillement. L’heure n’était plus aux exécutions sommaires, mais aux poursuites artificieusement enlaçantes : pour accommoder les décrets, nul n’égalait Merlin. Deux catégories de citoyens semblaient en ce temps-là en marge de toute indulgence : les émigrés, les prêtres réfractaires. Or, Merlin était, autant que personne, consumé de cette double inimitié. Les nobles, aujourd’hui émigrés, il les avait enviés au jour de leur puissance ; par une obstination de haine où l’on aurait pu saisir une survivance d’hommage, il persistait à les envier, même après les avoir abattus. Quant aux prêtres, il avait jadis surpris sur le vif, en son cabinet d’avocat, les avides revendications pour les dîmes, les orgueilleuses rivalités pour les préséances, les âpres procès entre gens d’église pour les honneurs et pour les biens : de là, chez lui, des préventions que ni le temps, ni le spectacle de l’infortune n’ont désarmées. Puis, en son enfance, des collines toutes basses et comme affaissées qui dominent la plaine et les étangs d’Arleux, il a pu contempler les domaines des grands seigneurs ecclésiastiques. Les fermes, les prés, les étangs, les moulins, les bois, tout est à eux ; ici, à l’abbaye d’Anchin ; plus loin, du côté de l’Artois, à l’abbaye de Saint-Vast ; tout au Sud, aux archevêques de Cambrai. Et l’envieuse jalousie l’a, lui fils de la terre, mordu au cœur. Maintenant encore, il se redit tout ce qu’on racontait alors sur les dilapidations, les gaspillages, les convoitises, les abus, les vices ; et ces souvenirs gardent toute leur emprise en son âme de paysan qui est devenu bourgeois sans rien oublier.

Oui, l’homme était trouvé, d’autant plus dangereux qu’il aura plus appris. Suivons-le, en cette année 1796, au ministère de la Police et plus tard au ministère de la Justice. Les rapports venus des départements s’accumulent sur son bureau. Le soir, quand les audiences sont finies, il les prend, les compulse, les analyse, en laborieux qu’il est. Il se trouve que presque tous attestent la renaissance religieuse, que presque tous aussi constatent, en face de cette renaissance, l’inertie ou la complaisance des autorités. En légiste méthodique, Merlin classe les dossiers. Voici ceux de la France centrale : dans l’Allier, l’Aveyron,