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était si sale, c’était quelque chose de si visqueux et de si glissant ; si je l’avais touchée, les mains sales pour un mois. C’était horrible. Et sur le bord du trottoir, il y avait un charmant petit garçon aux yeux gris, les joues inondées de larmes ; il sanglotait interminablement : « maman… maman…. lève-toi ! » Alors, elle remuait les bras, grognait, levait la tête, et la laissait rouler de nouveau dans la boue. »

Il s’arrêta, et murmura : « Oui, oui, c’était horrible. Vous avez souvent vu des femmes ivres ? Souvent… mon Dieu ! Il ne faut jamais écrire cela, jamais !

— Pourquoi ?

Il me regarda droit dans les yeux et répéta en souriant :

— Pourquoi ?… Je ne sais pas. Cela m’a échappé. Parce qu’on n’écrit pas sur la boue. Mais après tout, pourquoi pas ? Il faut dire la vérité sur tout, sur tout.

Ses yeux se remplirent de larmes. Il les essuya et se mit à regarder son mouchoir en souriant, tandis que de nouvelles larmes sillonnaient ses vieilles rides. « Je pleure, dit-il, je vieillis. Cela me perce le cœur, ces souvenirs horribles. »

Et il me toucha doucement du coude et ajouta : « Vous aussi, un jour, vous arriverez au bout de votre vie, et il n’y aura rien de changé, et vous pleurerez aussi, vous pleurerez toutes les larmes de votre corps, comme disent les bonnes femmes. Et il faut dire la vérité sur tout, toute la vérité ; autrement, le petit garçon aurait le droit de se plaindre. Il nous dirait : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas tout. » Car il est exigeant en fait de vérité.

Tout à coup, il se secoua et me dit : « Et maintenant, Gorki, contez-moi une histoire : vous racontez si bien ! Une histoire d’enfants, une histoire de votre enfance. Ce n’est pas facile de croire que vous avez été enfant. Contez-moi une histoire. »

Et il s’étendit bien à l’aise sur les racines d’un sapin, et se mit à considérer avec attention les fourmis affairées entre les aiguilles de pins.


Sans doute, il faut tenir compte de la vision spéciale de Gorki, de cette adaptation, de cet amalgame dont j’ai parlé, et qui faisait que, devant Gorki, Tolstoï n’était déjà plus le même que devant un autre homme. Mais n’a-t-on pas l’impression que Gorki est bien près du vrai quand il nous montre Tolstoï à l’état naturel, — le grand écrivain et le grand poète sans théories chrétiennes, sans idées sociales, sans rôle de pontife et de prêtre ? Ce portrait ne confirme-t-il pas ce que nous avions senti, lorsque dans le vague et l’ennui de Pamphile et Julius ou de Que devons-nous faire ? nous ne reconnaissions plus