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comme un patriarche parle de ses enfants : en particulier de ses préférés, Pouchkine, Gogol et Tourguenef. En revanche, il ne pouvait pas souffrir Dostoïewsky ; il le trouvait surfait et l’accusait de romantisme. « Le romantisme, c’est ne pas pouvoir regarder la réalité dans les yeux. » « Il me reproche d’être livresque, écrit Gorki, mais il l’est bien autant que moi. » Il avait beaucoup lu Dickens, et surtout les Français, spécialement Rousseau, pour lequel il se montre, en vieillissant, assez ingrat. « Les Français, déclare-t-il, n’ont que trois écrivains : Stendhal, Balzac et Flaubert, peut-être Maupassant, quoique j’aime mieux Tchekov. — Et Hugo ? — Il est trop bruyant. » Guerre et Paix doit cependant bien quelque chose aux Misérables.

Pour ses propres ouvrages, il était bien loin d’en penser le mal qu’il en a écrit. Il disait à Gorki : « Entre nous, modestie à part, Guerre et Paix, c’est l’Iliade. » Un soir, au crépuscule, les yeux à demi fermés, et agitant les sourcils, il se mit à lire une variante du Père Serge, le roman qu’il écrivait alors : c’était la scène merveilleuse de la tentation. Il acheva sa lecture, et puis, relevant la tête et fermant tout à fait les yeux, Gorki l’entendit murmurer : « Tout de même, il écrit bien, le vieux ! »

Cela fut dit si simplement, il jouissait si naïvement de la beauté de son œuvre, que je n’oublierai jamais la joie que cette petite phrase me causa sur le moment, une joie que je ne pus ou ne sus pas exprimer, mais que je ne réussis à contenir que par un immense effort. Mon cœur s’arrêta de battre, et soudain tout me parut plus jeune et rafraîchi autour de moi.

Toutes ces images correspondent-elles à l’image officielle et légendaire du grand vieillard ? Y reconnaîtra-t-on la vignette pour catéchisme humanitaire, et par exemple le Tolstoï de la Lettre à Romain Rolland ? Le portrait de Gorki a plus de chances d’être vrai. Il est peint par petites touches à la Dostoïewsky, sans esprit de système et d’ensemble, comme une suite de croquis et d’instantanés, qui semblent d’abord se contredire, et d’où résulte à la fin l’impression de la vie. Rien n’y est fixé ni arrêté dans un contour rigide. Il reste autour de la figure du flottant, de l’indécis et du je ne sais quoi. On voit tantôt le prophète avec son désir d’auréole, tantôt l’ancien viveur, ici le critique terrible et le destructeur enragé de la