Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/640

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rapide, « le pas du marcheur habitué a beaucoup parcourir cette terre. » Sur le seuil, les deux pouces passés dans sa ceintura, il s’arrête une seconde, avec un coup d’œil circulaire de ses petits yeux gris et perçants, auxquels rien n’échappait » « ni un grain de sable ni une pensée, » « un regard qui saisit sur-le-champ le moindre trait nouveau et absorbe instantanément le sens de toute chose. » Il ne paraît pas très grand, mais tout, dès qu’il se montre, « se rapetisse autour de lui. » Une barbe de paysan, des mains rudes (d’ailleurs prodigieuses), des vêtements communs, l’air et l’allure « peuple, » une façon de se mettre à l’aise et de plain pied avec vous : aussitôt, l’assistance se sent en confiance et ce sont dans l’assemblée des trémoussements de joie, des exclamations pâmées, « le sans-gêne du toit à porcs. »


Brusquement, sous la barbe du rustre, sous la grosse blouse du démocrate, apparaissait le grand seigneur, le vieux barine russe, l’aristocrate de grand style : et de ce changement à vue, les candides visiteurs, les gens du monde, etc. demeuraient pétrifiés. On voyait tous les nez bleuir d’une sensation subite d’intolérable glace. C’était plaisir alors d’admirer ce pur-sang, cette créature pleine de race, d’étudier la noblesse et la grâce de son geste, la fière retenue de ses discours, de sentir la pointe exquise de ses mots meurtriers… Un jour, en revenant d’Yasnaïa-Poliana à Moscou, je me trouvais dans le wagon avec un de ces visiteurs candides : le brave homme avait perdu la respiration et ne pouvait retrouver son souffle. « Quelle douche ! » répétait-il avec un sourire ahuri. Et moi qui le croyais anarchiste !


M. André Beaunier, qui n’est point un « visiteur candide, » est, je crois, le premier, dans ses Notes sur la Russie, qui ait vu ce trait et n’ait point pris pour argent comptant cette humilité pleine d’ostentation. Sous le déguisement égalitaire il avait parfaitement deviné le patricien. Et d’ailleurs, quel autre qu’un noble a jamais su vraiment ce que c’est qu’un paysan ? Le sens de la terre est le signe infaillible de l’aristocratie. C’est ce qui distingue à tout jamais des romanciers mondains le véritable romancier provincial et rural. J’ai vu chez M. André Beaunier une photographie du vieux maître avec une dédicace de sa grosso écriture d’enfant, orthographiée Léon Tolstoy. « Cela vous étonne, disait-il de sa voix grasseyante, mais depuis trois cents ans qu’il y a des comtes Tolstoy, ils signent toujours